La ville de Détroit devient un foyer de contestation dans les années 1968. Des ouvriers noirs s’organisent dans les usines pour impulser des mouvements de lutte.
De Ferguson à Baltimore, les africains américains participent activement aux émeutes et aux mouvements sociaux. L’histoire du mouvement des noirs aux États-Unis insiste sur les étudiants et les jeunes des Blacks Panthers. Sous couvert d’intersectionnalité, la lutte des classes est éludée. Pourtant, les africains américains sont très souvent des ouvriers, capables d’attaquer l’appareil de production. Dan Georgakas et Marvin Surkin décrivent les luttes ouvrières à Détroit, bastion de l’industrie automobile, de 1967 à 1974.
La Ligue des travailleurs noirs révolutionnaires insiste sur la stratégie de la grève générale pour bloquer la société. La Ligue privilégie l’implantation dans les usines et dans l’UWA (United Auto Workers), le syndicat de l’automobile, pour coordonner l’action dans les lieux de production. Mais c’est aussi tout un bouillonnement politique qui permet un développement des luttes sociales. « Des idées autrefois réservées aux marxistes, aux jeunes de la contre-culture et aux groupes féministes se retrouvent alors à l’usine, à l’origine d’innombrables revendications et actions pour accéder à un mode de vie humain. L’éthique du travail capitaliste a été discréditée », soulignent Dan Georgakas et Marvin Surkin. Les ouvriers refusent un travail sans intérêt, monotone et répétitif.
Des journaux et des luttes
Le journal Inner City Voice diffuse des idées ouvertement révolutionnaires à partir de l’actualité locale, nationale et internationale. Le premier numéro donne le ton à travers la description des conditions de vie et de travail dans la ville. Les conflits sociaux sont évoqués de manière très pratique et quasi militaire, avec la question du ravitaillement. Le ton des articles et des photos révèle un journal délibérément provocateur. Malcolm X et Che Guevara demeurent les influences majeures de ce journal possédé et rédigé par des noirs. L’esprit libérateur de la Grande Rébellion de 1967 alimente ses analyses, notamment des conditions de travail dans les usines automobiles. L’ICV n’évoque pas un pouvoir noir abstrait mais agite le spectre d’un soulèvement des travailleurs noirs en marge des syndicats.
Chrysler demeure le principal employeur de Detroit. La firme automobile entend bien maintenir son taux de profit sans investir dans l’innovation et dans le cadre d’un marché saturé. Pour cela, l’entreprise augmente les cadences pour les ouvriers. Les syndicats collaborent avec la direction. « Ce que les firmes attendent - et reçoivent - du syndicat, c’est une certaine prévisibilité dans les relations de travail », décrit le journaliste William Serrin. Les syndicats se contentent de défendre les salaires des ouvriers, mais sans dénoncer les conditions de travail particulièrement éreintantes et mauvaises.
L’université d’État de Wayne comprend de nombreux africains américains, environ 10%. Les militants noirs s’emparent du journal de la fac : le South End. Ils déclarent que ce média n’appartient pas à l’Université, à l’État, ni même aux étudiants. Le journal doit devenir celui de toute la population. Le South End s’adresse aux étudiants en tant qu’ouvriers et habitants des bidonvilles. Le journal se place du côté des exploités pour soutenir les mouvements des femmes et des noirs. Chacun doit pouvoir s’exprimer.
Crée en 1969, la Ligue des travailleurs noirs révolutionnaires regroupe différents secteurs de lutte. Des petits noyaux de militants se regroupent dans chaque usine. La Ligue tisse des liens avec des organisations de blancs de la gauche radicale mais privilégie l’implantation locale à Détroit, plutôt que de construire un mouvement national. L’autofinancement permet d’imprimer tract et journaux mais aussi d’organiser des grèves.
Une contestation dans les usines automobiles
Le nombre d’ouvriers noirs ne cesse d’augmenter à Chrysler et dans l’industrie automobile. Les noirs sont affectés aux postes les plus pénibles et dangereux, comme la fonderie ou la carrosserie. Ils exercent des métiers physiques particulièrement sales, bruyants et à risques. La direction alimente le racisme structurel avec des petits chefs qui sont tous des blancs. Le syndicat défend surtout les ouvriers blancs. Malgré leurs mauvaises conditions de travail, les travailleurs blancs considèrent que leurs intérêts personnels sont imbriqués à ceux du syndicat, de la compagnie et des pouvoirs publics. Ils sont liés aux mouvements progressistes et au Parti démocrate. Le racisme permet de briser la solidarité de classe.
Le racisme permet de briser la solidarité de classe.
Le syndicat de l’UAW défend les acquis sociaux mais ne lutte pas contre la précarité ou pour améliorer les conditions de travail. Sa direction comprend peu de femmes et de noirs. Les chefs syndicalistes regardent les grèves avec paternalisme. Ils défendent leur petite place dans le pouvoir local. Au contraire, Drum regroupe des ouvriers noirs pour lutter contre l’exploitation. Ce groupe lance un mouvement de grève en 1968. Ses tracts dénoncent tous les problèmes que subit la classe ouvrière.
L’usine d’Eldon apparaît comme le talon d’Achille de Chrysler. Dans cette entreprise, les conditions de travail et les cadences semblent particulièrement dures. La negromatisation désigne les effets néfastes pour les travailleurs noirs de la mise en place de l’automatisation. Une grève à Eldon peut paralyser le groupe Chrysler. Dans cette usine, une unité locale de la Ligue des travailleurs noirs révolutionnaires, appelée Elrum, parvient à s’implanter.
Elrum distribue des tracts pour dénoncer les petits chefs blancs et soutenir les grèves sauvages. Mais le groupe de noirs refuse de donner des tracts aux ouvriers blancs. Ils organisent des grèves avec uniquement les ouvriers noirs. Ce groupe est alors perçu comme raciste et ses modes d’action sont jugés inefficaces. Les noirs qui ont des amis blancs ne respectent pas les piquets de grève mis en place par Elrum et regrettent une lutte partielle et séparée. Des groupes marxistes-léninistes distribuent des tracts à Eldon depuis l’extérieur de l’usine. Ils s’adressent aux ouvriers avec un ton condescendant. Évidemment, les travailleurs de l’usine ne les apprécient pas. La Ligue des travailleurs noirs se coupe des autres mouvements de contestation et semble s’enfoncer dans le sectarisme.
Les contre-cultures à Détroit
A Détroit, la culture populaire accompagne les rébellions politiques. Le blues urbain décrit la souffrance du quotidien industriel. La musique noire devient un véritable phénomène culturel à Détroit. A côté de la Motown et de l’industrie du disque, des centaines d’anonymes chantent, écrivent et produisent partout dans la ville. Des troupes de théâtre indépendantes se produisent sur des avant-scènes, dans des cafés ou des sous-sol d’églises. Des fresques murales évoquent la saga des luttes noires en Amérique. « Comme toujours à Motor City, on découvrait, entremêlées dans le même coin obscur, les traces de l’histoire de la classe ouvrière, du conflit racial et des arts populaires », décrivent Dan Georgakas et Marvin Surkin.
La Ligue des travailleurs noirs réalise un film, Finally Got the News, qui décrit ses activités en 1969-1970. Ce film propose un discours marxiste. Les noirs des États-Unis continuent d’être exploités en premier lieu parce qu’ils sont des ouvriers. Les noirs demeurent majoritaires dans l’industrie et peuvent bloquer l’ensemble de la production par la grève. Le film montre également le racisme qui divise la classe ouvrière. Les ouvriers blancs, qui dénoncent pourtant l’exploitation, préfèrent dénigrer les noirs plutôt que leur patron.
La contre-culture des années 1960 attaque le cadre rigide, matérialiste et frustrant de l’Amérique moyenne. Avant sa récupération marchande, la contre-culture est soutenue par les mouvements révolutionnaires. « Ils se rendaient compte que la contre-culture défiait l’autorité de l’État, la famille nucléaire et la politique traditionnelle en soulevant des questions de fond dérangeantes sur le sens de la vie de tous les jours », soulignent Dan Georgakas et Marvin Surkin. Sexe, drogue et musique deviennent des armes révolutionnaires pour une jeunesse insurgée selon John Sinclair, fondateur du White Panther Party pour soutenir les luttes des noirs. Mais les militants de Détroit n’apprécie pas cet esprit ludique et libertaire. En revanche, les révolutionnaires s’appuient sur la créativité artistique et culturelle à travers les peintures murales, la poésie et d’autres formes d’art pour exprimer des opinions anticapitalistes et anti-élitistes.
Une dérive autoritaire
Le Black Workers Congress (BWC) vise à construire un mouvement noir sur des bases révolutionnaires. Le contrôle de la production par les travailleurs, l’éradication du racisme, le démantèlement de l’appareil policier et la condamnation du sexisme fondent le programme du manifeste. Mais des militants de la Ligue privilégient l’implantation dans les usines et la coordination des luttes locales plutôt que la fondation du nouveau Parti avec une idéologie grandiloquente.
Les femmes demeurent marginalisées au sein de la Ligue. Les nombreuses militantes ne participent pas aux instances décisionnelles de la Ligue. Les femmes sont considérées comme secondaires et ne sont pas censées avoir un rôle moteur dans la révolution. La Ligue critique le mouvement de libération des femmes et ses dirigeants professent des discours ouvertement machistes. Au contraire, le BWC insiste sur l’importance de l’égalité entre hommes et femmes.
En revanche, le BWC ne dispose d’aucune véritable base militante et se contente de professer un marxisme rigide à base de Staline et de Mao. Le petit chef du BWC, assène sa prose rébarbative et bureaucratique. Il se vit en leader de la révolution et passe son temps à voyager. Il préfère la pédagogie et l’avant-gardisme plutôt que les luttes sociales à la base. Il est particulièrement contesté par les ouvriers noirs qui dénoncent son égotisme et son goût du pouvoir.
La Ligue quitte cette mascarade mais n’en sort pas indemne. Une nouvelle Ligue se conforme au modèle de la discipline bolchevique. « L’organisation stricte, l’auto-discipline et l’accent mis sur l’idéologie marxiste constituaient un dispositif destiné à résoudre certains des problèmes qui avaient causé la perte de l’ancienne Ligue », précisent Dan Georgakas et Marvin Surkin. Au contraire, l’ancienne Ligue se rapproche davantage du syndicalisme de base incarné par les IWW. La multiplication des luttes locales doit déboucher vers une insurrections ouvrière.
Le BWC et la Ligue communiste rejettent le réformisme mais aussi les pratiques libertaires et l’autonomie ouvrière incarnées par les IWW. L’échec du souffle égalitaire et anti-autoritaire des années 1960 aboutit dans les années 1970 à un sectarisme fondé sur des concepts rigides de hiérarchie et de centralisme. La Ligue des travailleurs noirs n’insiste plus sur l’indépendance de ses membres et des unités de base.
Une dérive réformiste
Les violences policières semblent particulièrement banalisées à Détroit. La population noire subit l’hostilité des policiers blancs. Après la Grande Rébellion, la bourgeoisie fait tout pour empêcher de nouvelles émeutes. « Les détenteurs du pouvoir dans les villes américaines ont toujours manipulé les différences et les violences raciales pour diviser leurs opposants, réduire les critiques et garder le contrôle, au risque de voir parfois la situation leur échapper », indiquent Dan Georgakas et Marvin Surkin.
A Détroit, les policiers n’hésitent pas à agresser la foule. Ils défendent les mouvements racistes. Les personnes qui commettent des violences racistes semblent peu inquiétées par la justice. Les flics tirent avant de poser des questions.
L’avocat Cockrel et le juge Ravitz pensent qu’il est possible de changer le système de l’intérieur. Ils soutiennent les noirs mais veulent agir depuis les institutions, notamment à travers l’élection d’un juge marxiste. Mais les mouvements noirs dénoncent cette dérive réformiste qui consiste à se plier à la logique du pouvoir pour, au final, ne rien changer. Les exemples de dérives de militants qui ont accédé au pouvoir demeurent nombreux. La lutte dans les usines doit demeurer prioritaire. Mais Cockrel et le juge Ravitz pensent qu’une action depuis les institutions peut accompagner le mouvement de masse.
Le juge Ravitz, une fois élu, semble plus calme et mesuré que les autres magistrats. Cependant, les mouvements radicaux estiment qu’un juge marxiste, malgré ses idées, continue malgré tout à réprimer et à prononcer des peines. Un maire issue de la gauche libérale est élu à Détroit. Mais la situation ne change pas, même si la police semble un peu moins brutale. Les illusions réformistes d’un changement depuis les institutions s’effondrent progressivement.
Une vague de grèves sauvages éclate durant l’été 1973. La dimension raciale de la lutte disparaît pour mettre en avant une dimension de classe. Tous les ouvriers, quelle que soit leur origine, se solidarisent dans la lutte pour défendre leurs intérêts de classe. « Parce que le problème ce n’est pas la race. C’est le système, qui est le système capitaliste. Il oppresse tout le monde : noirs, blancs, chicanos, tout le monde y passe, jaunes, bruns. Et c’est de cette manière que nous devrions voir les choses », déclare un gréviste.
Les limites des luttes
Les parties du livre rajoutées dans l’édition de 1998 se révèlent médiocres. Les auteurs resservent un gauchisme rance bien éloigné du bouillonnement contestataire de la fin des années 1960. Ce sont toujours les mêmes vieilles recettes étatiques et réformistes : l’État doit aménager le capitalisme pour rendre l’exploitation plus acceptable. Mais les annexes fournissent des éclairages indispensables.
Herb Boyd préfère évoquer ses souvenirs à travers « une époque où nous menions des luttes sur les fronts culturels et politiques afin d’éradiquer l’injustice et le racisme généralisés qui étranglaient nos vies ». Ce moment politique reste animé par une perspective révolutionnaire.
Edna Ewell Watson revient sur quelques limites du mouvement des noirs. Le patriarcat et l’homophobie sont dénoncés par le féminisme radical noir. Mais, dans la Ligue, les femmes doivent renoncer à leurs désirs individuels pour se plier à l’autorité masculine. Elles sont considérées comme sans cervelle et instables émotionnellement. Elles doivent également se soumettre à la norme de la monogamie. « Les femmes qui voulaient s’exprimer sexuellement ou faire des expériences dans ce domaine étaient taxées de "légères", "faciles" ou "racoleuses" », témoigne Edna Ewell Watson. Même les militantes se contentent d’avoir un mari, des enfants et un petite famille. Elles doivent obéir et rester invisibles.
La Ligue apparaît également comme une avant-garde sur le modèle bolchevique, fondée sur la discipline et la prise de décision imposée par un groupe de dirigeants. « La Ligue a eu l’audace de se proclamer formation d’encadrement, mais son style de communication nous faisait paraître autoritaires et moralisateurs », reconnaît même Edna Ewell Watson. Seule l’implication d’une majorité d’exploités peut permettre un véritable changement. Le modèle avant-gardiste favorise au contraire la délégation et la prise de pouvoir. « Nous devons comprendre que notre succès dépend des actions et des décisions collectives, et cela veut dire impliquer réellement chacun », souligne Edna Ewell Watson.
Michael Hamlin insiste sur l’importance de la Ligue des travailleurs noirs révolutionnaires. Cette organisation attire en masse les ouvriers noirs qui semblent alors peu politisés. Les gauchistes semblent échouer à nouer le contact en raison de leur posture autoritaire et de leur sentiment de supériorité. Un langage accessible et un discours radical permettent la rencontre et l’organisation de la lutte. « Nous avons appris à nous exprimer simplement dans un langage qu’ils comprenaient, sans pour autant les prendre de haut. Nous comprenions qu’il fallait parler avec passion. Il fallait la ressentir, cette passion », décrit Michael Hamlin.
Au contraire, le syndicalisme s’est enfermé dans une routine militante qui exclue toute forme de passion. La dimension de classe disparaît en raison de la dérive bureaucratique et de l’absence de mouvements de lutte. Les frontières de race et de classe doivent être dépassées. La théorie et les groupes de réflexions ne s’appuient pas sur des abstractions mais sur le vécu de l’exploitation et du racisme.
Les luttes ouvrières à Detroit permettent de sortir du folklore gauchiste autour des Blacks Panthers. Les luttes des noirs se révèlent bien plus efficaces lorsqu’elles s’inscrivent dans une perspective de grève et de lutte de classe. Cette contestation permet également de découvrir le foisonnement de la culture populaire à Detroit, avec une musique qui évoque le vécu de l’exploitation et incite à la révolte. Ce mouvement prend de l’ampleur lorsqu’il deviant global, à contre-courant de la separation des luttes et des collectifs spécialisés. L’ensemble de la classe ouvrière et du proletariat, y compris les femmes, doit participer activement à la lutte pour ouvrir des perspectives nouvelles.
Lu sur le site Zones subversives