Contribution du groupe - Un Autre Futur - sur le mouvement social contre la loi El Khomri

Le texte suivant, en grande partie rédigé cet été 2016, est un point d’étape du mouvement social qui met en particulier l’accent sur ses singularités et sur les nouvelles formes de mobilisation qui ont émergé. Loin d’être une analyse exhaustive de la mobilisation, il rapporte ainsi les éléments qui nous semblaient les plus importants à considérer, concernant notamment les nouveaux espaces d’organisation, les actions menées, les revendications, et les liens qui se sont établis entre les différent-e-s acteurs-actrices de la lutte. Lu sur le site de la CGA Montpellier

De nouveaux espaces de mobilisation

Le mouvement contre la loi travail connaît des formes singulières par rapport aux mouvements des retraites ou contre le CPE il y a dix ans. La pétition numérique contre la loi travail, les vidéos (« On vaut mieux que ça ») et les réseaux sociaux ont donné une résonance à l’appel syndical qui a fait le succès de la première manifestation du 9 mars, en remettant sur le chemin des manifs de nombreux-ses salarié-e-s qui avaient déserté les mobilisations syndicales des dernières années, par exemple contre l’ANI ou le pacte de responsabilité.

Dès les premières dates de mobilisations, des réunions en dehors des structures syndicales ont vu le jour sous des formes diverses (AG interpro, AG populaires, etc.) dans le but de mobiliser et amplifier la contestation. Sans être nouvelles, elles ont rencontré un écho non négligeable dans plusieurs villes.

Fort du succès de la manifestation du 31 mars, l’initiative militante d’occuper la place de la République à Paris connaît un succès immédiat. L’occupation débute, se prolonge les jours qui suivent, essaime en province, et finit par se développer dans toutes les grandes villes et villes de taille moyenne.

Cette occupation des places rappelle le mouvement du 15 mai en Espagne ou les Indignés français, mais la connexion à une lutte immédiate, celle contre la loi El Khomri, lui donnent des caractéristiques particulières. Moins massif que le mouvement espagnol, puisque celui des Nuits Debout n’a pas dépassé quelques dizaines de milliers de participant-e-s plus ou moins impliqué-e-s, il a quand même pris une dimension significative, contrairement à la tentative des Indignés en France en 2011.

Dès le début, les Nuits Debout regroupent une grande diversité d’individu-e-s, en terme de classe d’âges, de sociologie, de professions, de pratiques militantes.

L’évolution du monde salarial, les réformes successives libérales et antisociales, la précarisation des contrats, le chômage, ont réduit pour beaucoup les possibilités de s’inscrire dans des espaces collectifs de lutte ancrés sur des lieux de travail.

Cette même réalité sociale et l’état du monde du travail actuel rendent, pour une partie toujours plus importante des travailleurs-euses, difficile, voire impossible de se mettre en grève. C’est par exemple le cas des salarié-e-s des petites entreprises, des CDD, des stagiaires, des temps partiels imposés trop peu rémunérés, de tous ceux et toutes celles qui redoutent un licenciement, des personnes en formation, des travailleurs-euses soumis-es à des résultats, performances, etc.

Ainsi, parmi ceux/celles qui rejoignent les AG populaires et les Nuits Debout, beaucoup se sentent déconnecté-e-s des formes de lutte traditionnelles du monde du travail et de l’action syndicale.

Au delà de l’opposition à la loi travail et au libéralisme, et au même titre que le mouvement du 15 mai espagnol ou des mouvements Occupy, le mouvement Nuit Debout se nourrit également du sentiment de n’être pas représenté par l’action des gouvernements et des partis politiques. Ce sentiment partagé rassemble à ses débuts des réalités très diverses, allant de la volonté de créer une démocratie politique réelle en occultant les questions économiques et sociales et les connexions à faire avec elles, jusqu’au refus d’être représenté-e-s par des politiciens dans une perspective de rupture avec le capitalisme et l’État.

L’aspiration à l’horizontalité et le refus de mettre en avant des représentant-e-s font consensus dans les Nuits Debout. Ainsi, la volonté de mettre en place des fonctionnements qui permettent l’expression de toutes et tous et qui garantissent des prises de décision collectives font partie des points essentiels et particulièrement intéressants du mouvement. La structuration en commissions permet aux participant-es de s’impliquer réellement dans le mouvement. Des actions sont décidées, organisées, et réalisées, démontrant une efficacité de fonctionnement, et la possibilité d’agir concrètement au sein de la lutte. Avec une certaine diversité d’une ville à l’autre, les AG deviennent des espaces de décisions primordiaux pour une maîtrise par toutes et tous du mouvement.

En effet, chacun-e peut prendre part aux discussions et décisions collectives concernant les stratégies de mobilisation à poursuivre, les actions, le fonctionnement même des AG. L’implication dans les commissions qui se structurent permet de devenir acteurs/actrices de la lutte, ce qui conduit en outre à une forme d’émancipation, jusqu’alors jamais expérimentée pour certain-e-s. Cela passe notamment par la prise de parole en public, ou encore par la mise en œuvre d’actions étape par étape : discussions, décision, organisation, et réalisation.

 - 341.5 ko

Il ne s’agit pas ici de nier les difficultés propres à l’apprentissage collectif de la démocratie directe : appropriation plus ou moins longue des fonctionnements (culture du mandatement, importance du partage de l’information pour pouvoir prendre des décisions en conscience, prise d’initiative, rotation des tâches, etc.), mise en avant de ceux et celles qui se risquent à sa mise en place, acceptation de se tromper, capacité à dépasser ses erreurs pour en tirer des bilans, enjeu de transmettre des pratiques et des décisions collectives afin d’éviter sans cesse les mêmes discussions, etc.

Les Nuits Debout sont donc d’autant plus importantes pour celles/ceux qui n’ont pas d’autres espaces collectifs de lutte que l’on connaît plus traditionnellement : AG sur les lieux de travail, dans les universités, au sein des syndicats, collectifs et organisations politiques pratiquant la démocratie directe.

Un autre aspect de la mobilisation concerne la prise en main des réseaux sociaux et des médias par les acteurs-actrices du mouvement social. Brièvement, l’utilisation d’internet, des outils de mise en réseaux et de diffusion d’informations comptent de nombreux avantages (toucher un très grand nombre de personnes, appeler à des rendez-vous, se réapproprier les informations diffusées, faire circuler des communiqués, analyses, vidéos, etc.), ainsi que des inconvénients (désinvestissement du « terrain », perte de temps et d’énergie, « embrouilles », etc.).

D’une ville à l’autre, les Nuits Debout ont pris différentes orientations, en fonction des personnes qui s’y sont investies. Lorsque ces dernières ont favorisé l’auto-organisation du mouvement et l’expérimentation de formes de démocratie directe, ces aspects, proches des aspirations anarchistes, ont été renforcés. A l’inverse, les tendances citoyennistes qui ont prôné pour que les Nuits Debout s’organisent en Constituante comme solution de débouché au mouvement et outil de transformation de la société, y ont eu alors moins d’échos. On observe également de la diversité au niveau de la structuration : ND seul, ND/AG lutte fusionnées, les deux structures en parallèle. En fonction de ces différents facteurs, ainsi que de la diversité des contextes de mobilisation au niveau local, l’implication dans la lutte des Nuits Debout a été plus où moins forte.

Cette implication et le travail de convergence des luttes caractérisent le mouvement Nuit Debout. Il aura en effet permis la rencontre d’acteurs très divers, en terme de pratiques politiques habituelles (militant-e-s d’extrême-gauche, anarchistes organisés ou non, libertaires, « autonomes », syndiqué-e-s, ainsi que des personnes qui n’avaient jusqu’alors aucune pratique militante), de sociologie (ouvriers, précaires, chômeurs, professions « intellectuelles », intermittent-e-s, étudiant-e-s, migrant-e-s, etc), de secteurs professionnels (transport, industries, informatique, santé/social, éducation, spectacle, recherche, etc.).

Cette convergence ne va pas de soi, et a rencontré parfois des difficultés, nourries par des réticences qui sont venues aussi bien des syndicats (refus d’intégrer les ND à l’organisation de la lutte) que de participant-e-s au mouvement (accusation de compromission, d’appel clair à la grève générale, de soutien à tous les modes d’action, etc.).

Globalement, les Nuits Debout ont été des espaces de lutte constructifs : impulsion d’actions, dynamique réelle de construction de convergence, espace de formation, de débats, etc.

Parmi les actions de convergence, on peut notamment citer la réussite des barrages et des blocages (terminaux pétroliers, raffineries, voies et chantiers SNCF), des actions de péages gratuits, les blocages des transports, ou plus symboliquement les divers « accueils » des ministres ou membres du Medef lors de leurs déplacements.

Le renforcement par des participant-e-s aux Nuits Debout de piquets de grèves ou de lieux d’occupation a souvent permis aux grévistes de tenir sur une plus longue durée, grâce au soutien populaire affiché et au maintien d’un rapport de force suffisant.

La diffusion des enjeux de la loi El Khomri, le travail d’information des dates de mobilisation, la rédaction et la diffusion de communiqués, les affichages, tractages, points d’information, sont également des aspects importants de la lutte qui ont été pris en charge entre autres par les participant-e-s des Nuits Debout.

L’organisation de cortèges de convergence, de manifestations décalées ou spontanées a donné force et vitalité au mouvement, comme démonstration d’une opposition populaire à la loi travail.

Face à la répression policière et juridique, les commissions anti-répression ont joué un rôle dans la dénonciation des interdictions à manifester, des violences policières, etc., et dans l’organisation de la solidarité.

Le blocage des terminaux pétroliers illustre les aspects les plus positifs du mouvement Nuit Debout dans sa volonté de convergence des luttes. Au départ appelés par des syndicalistes des sites pétroliers, ces blocages sont rendus possibles ou favorisés par la participation de militant-e-s de Nuit Debout. Prenant le pas, les travailleurs des sites décident en AG de se mettre en grève, permettant aux blocages de perdurer. Ainsi, les grèves des terminaux pétroliers ont duré plusieurs semaines (fin mai à mi juin).

L’initiative « on bloque tout », soutenue par les syndicats, a conduit dans certaines villes à un développement de collectifs de militant-e-s syndiqué-e-s, interprofessionnels. Même si elle n’a pas atteint ses objectifs, elle a permis de mettre en avant les questions économiques et sociales, l’importance du blocage économique comme moyen de pression, et la nécessité de la reconduction et de la généralisation de la grève générale. Des connexions ont eu lieu avec les Nuits Debout, qui ont souvent relayé l’appel.

La mise en avant de revendications en rupture avec le capitalisme au sein des Nuits Debout, le rejet global des politiques menées par le gouvernement, ainsi que des institutions politiques, ont donné le ton au mouvement de contestation, et appuyé les syndicats en lutte dans leurs décisions de ne pas négocier et d’afficher une certaine radicalité dans leur prises de position. Cela n’a pas empêché les difficultés actuelles à mobiliser, et on ne peut que constater que la grève n’a été reconduite que dans des secteurs très limités et ne s’est pas massifiée. Néanmoins, cela a permis l’émergence de discours combatifs, en terme de revendications et de moyens d’action, rendant effective la notion de solidarité de classe.

Le mouvement social dans son ensemble a certes connu une baisse en intensité à partir de la fin mai, puis au mois de juin, mais a affiché une détermination qui peut laisser entrevoir des suites. Ainsi, dans de nombreuses villes, les AG et Nuits Debout ont fait leur rentrée, sans retrouver le niveau connu au printemps, mais sans disparaître pour autant.

La manifestation du 15 septembre, complètement invisibilisée dans les grands médias les jours précédents, et annoncée partout comme la dernière contre la loi El Khomri, n’a pas été aussi faible que les discours politiques et médiatiques l’avaient prédit. Cependant, la mobilisation n’a pas franchi de seuil, et l’intersyndicale n’appelle pour le moment pas à une prochaine date de grève et manifestation.

Pour conclure, les AG populaires et Nuits Debout ont constitué des espaces non marginaux permettant à de nombreuses personnes isolées de trouver un espace réel d’implication et de politisation : comme dans toutes les luttes, de nombreuses personnes réellement investies dans ces espaces ont modifié leurs perceptions politiques. Quand un discours anticapitaliste et anti-étatiste a su se rendre audible (parce que connecté aux luttes et à ces espaces), beaucoup de ces personnes se sont éloignées de leurs visions réformistes de la transformation sociale, pour se rapprocher des pratiques et idées libertaires.

Une convergence réelle s’est opérée avec les actions syndicales, et d’importants réseaux se sont tissés entre différents acteurs-actrices du mouvement social. Le mouvement des Nuits Debout a permis de faire vivre une mobilisation offensive en dehors des dates interpro, et peut ainsi être considéré comme le deuxième moteur qui a occupé l’espace entre les dates de mobilisations appelées par les centrales syndicales.

S’ouvrent maintenant de nombreuses possibilités quant au devenir et aux formes que prendra le mouvement des AG populaires et Nuits debout, qui, peut-on penser, laissera de toute façon des traces dans le futur.

Le groupe Un Autre Futur de la CGA,

Juillet 2016 (mis à jour le 16 septembre)

Publiez !

Comment publier sur LePressoir-info.org?

LePressoir-info.org est ouvert à la publication. La proposition d’article se fait à travers l’interface privée du site. Quelques infos rapides pour comprendre comment y accéder et procéder!
Si vous rencontrez le moindre problème, n’hésitez pas à nous le faire savoir
via le mail lepressoir chez riseup.net