Dans les années 1970, les luttes des prisonniers se développent. Ses révoltes alimentent une réflexion sur la prison et l’ordre social.
Même en prison, il est possible de se révolter. Les prisonniers peuvent lutter et s’exprimer directement pour critiquer le quotidien carcéral. Pourtant leur parole reste étouffée. Certes l’actuelle ministre de la Justice, Christiane Taubira, se préoccupe des conditions de vie dans les prisons. Mais elle se contente de discours moralistes et républicains sans jamais faire écho à la voix des prisonniers eux-mêmes. Face à la prison, comme à tous les autres problèmes de la société, la solution ne peux pas venir des ministères mais uniquement des principaux concernés. Les améliorations du quotidien carcéral ont été arrachées par des luttes, des mutineries, des émeutes.
Anne Guérin revient sur les révoltes des prisonniers de 1970 à 1980, dans un livre récent. « Dans la foulée de Mai 68, les prisons, d’abord surprises, incrédules, silencieuses, immobiles, se sont ébranlées », résume l’historienne Michelle Perrot dans sa préface.
Anne Guérin dresse un état des lieux de la prison en 1970. Les conditions de détentions diffèrent d’un établissement à un autre. Mais les bâtiments semblent tous vétustes et construits au XIXème siècle. Les prisons se caractérisent par une surpopulation, avec souvent six détenus dans une cellule de 9m2. Mais l’habitat collectif permet d’éviter l’isolement total. La nourriture est infecte et sans équilibre nutritionnel. La chaleur en hiver et l’aération en été demeurent défaillantes. Des problèmes d’hygiène s’expliquent par la saleté et le manque d’eau. La population carcérale rajeunit mais les soins sont rares.
La violence s’exerce sur les matons mais aussi à travers les auto-mutilations. Le nombre de suicide reste important, avant de s’envoler. En 1970 le travail est obligatoire, mal payé mais indispensable pour avoir quelques ressources. Le travail en prison demeure plus dur, et avec des cadences plus rapides. En dehors de la promenade, les activités sont réservées aux « bons » détenus. L’information est censurée et la culture limitée. Un détenu cultivé qui réfléchit représente un danger pour l’administration pénitentiaire. La discipline militaire s’accompagne de sanctions. Le mitard est une cellule dans laquelle l’individu est isolé dans l’obscurité.
La population carcérale semble surtout issue des classes populaires avec des individus souvent condamnés pour vol. « On ne s’en étonnera pas, sachant que notre code pénal, élaboré pour les possédants, réprime prioritairement les atteintes à la propriété », indique Anne Guérin. La délinquance de rue demeure plus réprimée que la criminalité financière par exemple. Il existe une justice de classe puisque les bourgeois sont largement moins condamnés que les prolétaires. De plus, ils sont condamnés à des amendes et non à de la prison ferme. Les jeunes et les étrangers sont particulièrement représentés en prison. Les sans professions sont très facilement condamnés à de la prison ferme.
Les prisonniers s’expriment
Durant les années 1970, la parole des prisonniers s’exprime davantage. Le Groupe d’information sur les prisons (GIP), animé par des intellectuels comme Michel Foucault, recueille des témoignages. Le Comité d’action des prisonniers (CAP), incarné par Serge Livrozet, permet aux détenus de s’exprimer directement dans son journal. Pourtant, la parole des prisonniers reste considérée comme suspecte par les intellectuels ou les associations. Des témoignages véridiques sont remis en cause.
Les détenus expriment moins des plaintes que des mécontentements. Mais des prisonniers subissent aussi la maladie mentale et les psychotropes. « Mais justement ces serpillières, passives et déconnectées du monde, ne témoignent guère », indique Anne Guérin. En revanche, les détenus évoquent surtout leur situation individuelle sans la replacer dans une histoire et une analyse globale de la prison. Même si des intellectuels, comme Jacques Lesage de La Haye, replacent leur témoignage de la prison dans une réflexion plus large.
Les prisonniers qui témoignent s’inscrivent dans une lutte. Ils tentent donc d’attirer la sympathie sur eux, en éludant certains faits. Les conflits entre prisonniers et les oppositions au cours d’une révolte ne sont pas évoqués. La cruauté et la domination de certains détenus demeure souvent éludée par les témoignages. Le désir et la sexualité restent également des sujets tabous. L’homosexualité n’est pas évoquée. Le droit à une sexualité plus épanouie ne figure pas parmi les revendications de prisonniers. Même l’existence de « parloirs sexuels » n’est pas demandée. Mais la prison détruit également toute forme de désir et de libido.
Les détenus écrivains ne sont pas représentatifs. Ce sont des rebelles en lutte contre l’administration pénitentiaire et contre la société. Mais leur témoignage est plus libre et leur réflexion politique semble particulièrement approfondie. Pour Roger Knobelspiess, l’écriture s’apparente à un moyen de survie en prison. Il exprime sa rage et sa révolte contre un monde à détruire. « C’est pour cela qu’il faut que j’écrive, que je surmonte mon prolétariat de l’inculture pour rendre la réalité carcérale, la réalité judiciaire et, forcément la réalité sociale et politique », souligne Roger Knobelspiess. L’écriture demeure également un moyen d’exister, pour créer un espace de liberté dans l’étouffoir carcéral.
En Mai 68, la révolte n’atteint pas les prisons. En revanche, parmi les mutins des années 1970, certains ont participé au mouvement de Mai 68. Par exemple Serge Livrozet occupait la Sorbonne. Mais les revendications des prisonniers relèvent de la survie. Ils n’aspirent pas à jouir sans entraves, mais simplement à avoir des conditions de détentions moins ignobles.
Les révoltes dévoilent l’horreur du système carcéral. Les mutineries permettent de sensibiliser la population aux conditions de détentions. « La révolte du prisonnier est le mouvement le plus naturel », écrit même en 1972 le futur ministre de l’Intérieur Jean-Pierre Chevènement. Ensuite, les prisonniers ne se contentent plus de subir leur peine et de culpabiliser. Le mouvement de Mai 68 attaque l’ordre social qui produit la criminalité. « Enfant, j’étais voleur par nécessité ; ensuite, je l’étais par défi ; pour finir, je l’ai été par principe », écrit Serge Livrozet.
Des mouvements de réflexion politique
Les maos sont particulièrement actifs dans l’agitation de l’après Mai 68. Ils revendiquent ouvertement la violence révolutionnaire et multiplient les actions. Surtout, ils subissent fortement la répression qui cible en priorité les mouvements politiques. Le ministère de l’Intérieur, paranoïaque et complotiste, pense que les maos sont la cause de toutes les révoltes ouvrières.
Plus de deux cents maos sont alors emprisonnés. Ils continuent la lutte en prison. Les maos participent à des grèves de la faim et obtiennent des avantages. Ils tentent de rencontrer les détenus de droit commun même si l’administration pénitentiaire le leur interdit. Les maos permettent de rendre visible les conditions de détention. Mais ses prisonniers politiques se considèrent comme supérieurs aux prisonniers de droit commun. Ce faux clivage fait l’objet d’un débat constant. Pour le GIP, les prisonniers qui luttent sont politiques. Pour le CAP, proche de l’autonomie désirante, tous les prisonniers sont politiques car ils sont les victimes d’un système d’oppression.
Les maos également sont divisés sur la priorité à accorder aux luttes dans les prisons. Un courant considère que les luttes ouvrières dans les usines demeurent prioritaires. Mais d’autres soulignent que les prisons sont surtout peuplées de prolétaires qui peuvent aussi se révolter. Même si les détenus, souvent d’origine ouvrière, refusent la discipline de l’usine et l’ennui du travail. Les organisations politiques ne les considèrent pas comme appartenant à la classe ouvrière et se désintéressent des prisons. En revanche, le CAP tente de relier les luttes des prisonniers avec les luttes des travailleurs. L’activisme des maos ne se construit pas dans la durée et ils finissent par abandonner la lutte.
Le GIP, animé par Michel Foucault, privilégie l’information et la réflexion sur la prison. Au-delà des clivages politiques, le GIP recueille la parole des prisons pour briser la honte et la culpabilité des détenus. Soutenu par de nombreux intellectuels, ce mouvement bénéficie d’une importante audience médiatique.
Pourtant le GIP n’est pas à l’origine des révoltes de prisonniers. Ses luttes sont souvent spontanées et les détenus connaissent rarement le GIP. L’information reste censurée dans les prisons. Le GIP agit avec le CAP car ses deux mouvements estiment que les luttes doivent être initiées et dirigées par les prisonniers eux-mêmes. Mais des divergences existent. Le GIP privilégie la réflexion intellectuelle. Le CAP assume une tonalité plus radicale et libertaire. Ce mouvement lutte aussi pour l’abolition de la prison.
Le GIP et Michel Foucault analysent la prison comme un reflet de la société dans son ensemble. Un même pouvoir s’exerce à l’hôpital psychiatrique, à la caserne, à l’école, à l’usine. Avec la prison, ce sont toutes les formes de contrôle social qui sont contestées.
Des émeutes et mutineries
En mai 1970, six détenus tentent de s’évader de la prison de Clairvaux à travers un tunnel. Parmi eux, Charlie Bauer raconte cet évènement. Une fois arrêtés, ils sont violemment brutalisés.
En décembre 1971, une révolte éclate à Toul. La suppression du colis de Noël devient l’humiliation de trop qui déclenche la contestation. Le directeur de la centrale multiplie les sanction pour faire régner la terreur. Une fois au mitard, les détenus sont longuement tabassés par les surveillants. Mais les détenus revendiquent davantage une amélioration de leur quotidien plutôt qu’une abolition de la prison.
La révolte, d’abord pacifique, se transforme en véritable mutinerie. Les détenus barricadent les entrées et prennent le contrôle des moyens de communication pour se préparer à un assaut des forces de l’ordre. De jeunes détenus montent sur le toit pour pouvoir balancer des briques. Malgré la répression, la révolte permet de se libérer. Les détenus rendent visibles leurs conditions de détention. Surtout, le système pénal est alors attaqué par ceux qui le subissent directement. Une vague de révolte souffle dans les prisons et les mutineries se multiplient en 1972.
Ses révoltes débouchent vers la réforme de René Pleven. Les conditions de vie dans la prison doivent se rapprocher de celles du monde extérieur. Mais les avancées demeurent timides. Ensuite, les détenus ne connaissent pas leurs nouveaux droits. Surtout, la réforme n’est pas toujours appliquée dans les prisons.
Pendant l’été 1974, marqué par une forte chaleur, une vague de mutineries éclate dans les prisons.
A Clairvaux, prison modernisée, les détenus doivent beaucoup travailler pour un misérable salaire. Surtout, ils contestent la longueur de leur peine et l’utilité de la prison. Lorsque plusieurs détenus sont envoyés au mitard, plusieurs dizaines de prisonniers se solidarisent. La colère spontanée ne s’appuie sur aucune revendication. Pour Charlie Bauer, en 1974, « le temps est plus à la rébellion qu’à la seule revendication. Il nous arrive de manifester pour manifester, sans mot d’ordre ni motif autre que celui d’être en colère, en révolte et en prison ». Des ateliers de travail sont incendiés et les détenus deviennent rapidement maîtres de la prison. Avec les flammes dans la nuit et l’ivresse de l’alcool, cette émeute s’apparente à une fête. Mais la répression devient brutale avec tabassages violents, grenades et tir à balles réelles.
La mutinerie à Nîmes présente les mêmes caractéristiques que celle de Clairvaux. L’émeute semble spontanée, après avoir écouté un discours du Ministre de la Justice qui appelle à plus de fermeté. La colère prime sur les revendications. « Notre but était surtout, je crois, d’affirmer notre impatience, notre ras-le-bol et notre existence. Nous étions encore des humains et nous voulions que les gens le sachent », résume Serge Livrozet. Les prostitués qui observent la révolte dans la prison au cœur de la ville encouragent les mutins et insultent les forces de l’ordre.
Le vent de colère se propage jusqu’à Loos, présentée comme une prison modèle. Mais la liste de revendications révèlent les nombreux problèmes qui existent dans cet établissement. La prison demeure toujours inconfortable en raison de l’enfermement. Mais l’administration pénitentiaire impose également des conditions matérielles insupportables.
D’autres révoltes éclatent. Seul le témoignage de Charlie Bauer décrit la révolte de Muret. Les forces de l’ordre empêchent la casse et la contestation semble pacifique. Mais la répression reste toujours féroce. L’émeute de Saint-Martin-de-Ré démarre avec des feux dans les cellules et devient particulièrement destructrice. A Caen, les détenus demandent l’amélioration de leurs conditions de travail et de vie. Ils ajoutent « nous refusons désormais la condition de sous-hommes et de castrats ».
Selon Charlie Bauer, ses révoltes expriment une rage et une solidarité mais ne débouche pas vers davantage de réflexion sur les motifs de mécontentement. Pour Serge Livrozet, ses révoltes relèvent de la réaction instinctive mais ne reflètent aucune conscience révolutionnaire. Même si les émeutes permettent aussi de briser l’isolement et les divisions entre les détenus.
La prison après 1975
Malgré les révoltes et la réforme de 1975, la situation ne s’améliore pas. Les suicides en prison commencent à augmenter avec une population carcérale toujours plus importante. La privation de relations affectives et sexuelles demeure un facteur de suicide inavoué. Parmi les auto-agressions, celle de la grève de la faim est directement dirigée contre l’administration pénitentiaire.
A partir de 1975, les détenus considérés comme dangereux sont isolés. Les Quartiers de haute sécurité (QHS) imposent un régime spécial aux détenus qui « visent avec persistance à troubler gravement le bon fonctionnement d’un établissement ». Un détenu est considéré comme dangereux car il refuse de se soumettre totalement à l’oppression de la prison. Le QHS permet de distinguer les criminels qui peuvent être réinsérer dans la société des individus irrécupérables pour le système social. Les QHS concernent donc surtout les grands criminels et les contestataires. Les QHS s’apparentent à un appareil de torture avec le dépérissement sensoriel. Une destruction intellectuelle et relationnelle brisent l’individu.
Les luttes collectives diminuent, dans les prisons comme dans le reste de la société. Le CAP tire un bilan négatif. Les prisonniers et anciens prisonniers aspirent surtout à s’intégrer à la société marchande. La réflexion politique et le discours révolutionnaire les indiffèrent. De même, la classe ouvrière semble très peu concernée par la lutte contre la prison. En plus, ceux qui distribuent le journal du CAP aux alentours des prisons sont sévèrement réprimés.
Les témoignages de la prison semblent homogènes en ce qui concernent les hommes. En revanche, les femmes ressentent différemment l’expérience carcérale. L’opposition entre soumises et insoumises, qui existe aussi chez les hommes, devient plus importante. Les femmes doivent intérioriser les normes patriarcales. Elles doivent devenir soumises, passives, dociles et discrètes. « La plupart des détenues ont intériorisé ce profil et leur adaptation à la prison se fait dans la continuité de leur vie à l’extérieur », décrivent deux féministes emprisonnées : Catherine Erhel et Catherine Legay. Les prisonnières sont souvent issues des classes populaires qui ne remettent pas en cause rôles masculins-féminins traditionnels. Avant la prison, la famille et le couple imposent les normes patriarcales.
Les témoignages de détenues demeurent peu nombreux. Les femmes sont moins en prison que les hommes et en sortent davantage stigmatisées. Claude, braqueuse, insiste sur « la grande misère affective et sexuelle » de ses codétenues. La soumission sociale des femmes est renforcée par des médicaments et des tranquillisants.
Les détenues sont également culpabilisées. Elles sont coupables d’avoir commis un crime mais surtout d’être sortie du rôle de femme soumise et docile qui leur est assigné. La violence semble plus socialement acceptée lorsqu’elle provient des hommes. Les femmes sont perçues comme « les gardiennes et garantes de l’ordre social, familial, moral et bien entendu légal », soulignent Catherine Erhel et Catherine Legay. Mais les femmes ne sont pas toutes de petites détenues modèles. Elles peuvent être violentes. Surtout, elles critiquent la discipline infantilisante.
Les prisonnières, plus que les hommes, s’attachent à entretenir une vie sociale. Elle n’hésitent pas à enfreindre le règlement pour s’échanger des objets, même si le don est assimilé au trafic.
Le livre d’Anne Guérin oscille entre deux tendances. La première, celle sur laquelle insiste cet article, évoque les luttes des prisonniers et les mouvements libertaires pour l’abolition de la prison. La révolte en prison, malgré la répression violente, ouvre un espace de liberté immédiat. Cette critique radicale de la prison remet en cause l’ensemble de l’organisation sociale.
Mais Anne Guérin insiste également sur les réformes ministérielles et sur l’aspect juridique. Le discours social-démocrate de Christiane Taubira ou de l’avocat Henri Leclerc, interrogé dans le livre, demeure sympathique. Toute forme d’amélioration des conditions de vie, surtout en prison, semble indispensable. Mais les projets de réformes de la prison les plus audacieux se heurtent à la réalité de l’institution carcérale. Les réformes politiques, mêmes les plus minimes, sont rarement mises en œuvre par l’administration et l’Etat. Surtout, les désirs des prisonniers ne sont jamais pris en compte par les réformateurs. L’enfermement avec sa privation de liberté ne peut pas permettre l’épanouissement humain.
Source Zones subversives