Et « dieu » créa l’« islamophobie »

Critiques sur le "concept" d’islamophobie définie par le second rapport de l’Organisation de la Coopération islamique et commentaires sur l’appel " Libertaires et sans concessions contre l’islamophobie" ( septembre 2012)

« Il » avait déjà, objecteront les vrai(e)s croyant(e)s, « créé l’homme dans les plus admirables proportions [1] ». Cela dit, il aurait été bien bête de s’abstenir d’ajouter à son œuvre une amélioration aussi féconde. Georges Brassens notait justement que « la courbure des reins, ça c’est une trouvaille ! » Dans un registre (hélas) différent, l’« islamophobie » aussi…

Si je suis (du verbe suivre) le Dictionnaire historique de la langue française, « phobie » est tiré du radical du grec phobos : « Celui-ci désigne une fuite (due à la panique), d’où un effroi, une peur intense et irraisonnée. […] L’élément -phobie sert à former un nom féminin correspondant au mot en -phobe et exprimant l’aversion, une peur morbide. »

Contrairement à ce que croit et écrit Caroline Fourest [2], le terme « islamophobie » n’a pas été créé par les mollahs iraniens à la fin des années 1970. [3]. Cela n’empêche pas qu’il ait été utilisé par des religieux en Iran, et surtout — depuis le début des années 2000 — par les cinquante-sept États de l’Organisation de la conférence islamique (OCI, renommée depuis Organisation de la coopération islamique), organisme intergouvernemental.

Je consulte le 2e Rapport de l’Observatoire de l’OCI sur l’islamophobie (juin 2008-avril 2009) ; avant-propos par le professeur Ekmeleddin Ihsanoglu, secrétaire général de l’OCI.

Les valeurs communes de l’humanité devraient être solidement étayées par un engagement ferme en faveur des droits de l’homme, ainsi que de la reconnaissance de la dignité intrinsèque de tous les êtres humains. De ce point de vue, les droits de l’homme et les libertés fondamentales devraient être considérés comme les garants de la tolérance et de la non-discrimination et non pas seulement comme des facteurs indispensables à la stabilité, à la sécurité et à la coopération. […]

L’Islam est, par essence, une religion synonyme de « paix ». L’Islam prône le respect de toutes les croyances religieuses et confirme la véracité des confessions abrahamiques l’ayant précédé. Du fait qu’il corrobore les prophéties antérieures, il ne peut en aucun cas cautionner une quelconque attaque contre les prophètes ou les symboles religieux du Christianisme ou du Judaïsme. Dans ce contexte, il faut bien comprendre et rappeler que l’Islam n’est pas en compétition avec le Christianisme ou le Judaïsme.

L’islamophobie est un vocable qui désigne la résurgence contemporaine de la vieille discrimination contre les Musulmans et la déformation du message éternel de l’Islam. Elle s’explique aussi et, en partie, par l’ignorance et l’incompréhension de l’Islam en Occident. En effet, l’on commettrait une erreur de jugement éminemment regrettable que de croire que l’Islam est lié au terrorisme, qu’il est intolérant vis-à-vis des autres convictions, que ses valeurs et pratiques ne sont pas démocratiques, qu’il favorise la répression de la liberté d’expression et fait fi des droits de l’homme.

Sachant que la religion fait partie intégrante de chaque civilisation et de chaque culture, on comprend à quel point les idées fausses et l’incompréhension de l’Islam en Occident risquent de mettre en péril la paix et la sécurité des générations actuelles et futures. L’islamophobie est une forme de discrimination raciale. Elle véhicule en fait deux variantes du racisme latent, qui se manifestent tant dans l’apparence physique différente des Musulmans que dans l’intolérance vis-à-vis de leur religion et de leur culture.

Cet éloge des « droits de l’homme » par une réunion de ministres des Affaires étrangères de pays comme l’Égypte, l’Iran, le Maroc, le Bahreïn et l’Ouganda (mais on pourrait reproduire la liste entière) ne peut être considéré par des personnes sérieuses, et en tout cas par des militant(e)s révolutionnaires, que comme une plaisanterie obscène. Il faut mobiliser toutes les ressources de la raison pour ne pas être saisi d’« effroi et d’une peur intense » devant le cynisme vulgaire de ce ramas d’assassins, de geôliers, de tortionnaires, d’homophobes et de misogynes.

Et misogynophobes *, donc, haineux par terreur des femmes, oh combien le sont-ils !

Mais revenons à la prose du Pr Ihsanoglu, et prenons-la au sérieux le temps d’une démonstration : « L’islamophobie est un vocable qui désigne la résurgence contemporaine de la vieille discrimination contre les Musulmans et la déformation du message éternel de l’Islam. » Bien. Quel est-il, déjà, le « message éternel de l’Islam » ? Facile : paix aux croyant(e)s de bonne volonté ! Que cela soit loin d’être appliqué dans les faits par les cinquante-sept États de l’OCI, c’est une évidence que j’écarte pour l’instant. Poursuivons : « L’Islam prône le respect de toutes les croyances religieuses. […] [Il] n’est pas en compétition avec le Christianisme ou le Judaïsme. »

Il est un mot, une notion, qui manque dans ce « rapport sur l’islamophobie ». Vous ne devinez pas ? Cela aurait du frapper les « libertaires » qui ont enfourché le cheval de la « lutte contre l’islamophobie ». Pas une seule fois, ne sont mentionné(e)s les athées, les mécréant(e)s, celles et ceux qui vivent en dehors de toute religion, et surtout s’ils ont été auparavant musulman(e)s pratiquant(e)s. Ces gens n’existent tout simplement pas dans la définition de l’humanité du Pr Ihsanoglu. Les droits « de l’homme » (sans même parler de ceux de la femme !) sont les droits des croyants, à l’exclusion de tous les autres êtres humains.

Le concept d’« islamophobie » sert donc ici à réaffirmer d’abord la légitimité moderne des régimes théocratiques, et de l’emprise de la religion sur la vie publique et privée de toutes et de tous, et ensuite à protester contre les discriminations ou les agressions dont sont — effectivement — victimes des musulman(e)s ou supposé(e)s tel/les à travers le monde.

Dans la démarche des cinquante-sept États de l’OCI, l’« islamophobie » est une arme de guerre idéologique contre l’athéisme. Et bien sûr contre les religions « concurrentes », en dépit des protestations de cohabitation pacifique. Le message religieux se superpose, comme c’est toujours le cas, mais plus clairement que jamais, avec un discours et une volonté politiques.

On notera qu’une seconde dimension n’apparaît que par raccroc dans le texte : « L’islamophobie est une forme de discrimination raciale. Elle véhicule en fait deux variantes du racisme latent, qui se manifestent tant dans l’apparence physique différente des Musulmans que dans l’intolérance vis-à-vis de leur religion et de leur culture. »

Passons sur la maladresse de traduction (officielle) de l’anglais original au français ; le racisme ne se manifeste pas « dans l’apparence physique » mais la prend pour prétexte. Admettons que se confondent ou se combinent en effet un racisme supposé « biologique » et un autre plus « culturel » dans des actes d’hostilité commis à l’égard de musulman(e)s ou supposé(e)s tel/les. L’avantage de cet amalgame est de récupérer comme « discrimination religieuse » toute manifestation de racisme, ce qui contribue à légitimer les religieux et les dictateurs comme représentants « naturels » de millions d’individu(e)s qui n’en peuvent mais, et à invisibiliser et disqualifier les maghrébins athées ou/et les personnes de culture musulmane laïques, qu’ils/elles vivent dans des pays laïcs ou subissent la charia dans les pays où elle tient lieu de codes civil et pénal.

La lutte contre l’« islamophobie » serait-elle l’antiracisme des imbéciles ?

En septembre 2012, soit trois ans après le second rapport de l’OCI sur l’« islamophobie », était publié, à l’initiative de militant(e)s d’Alternative libertaire (si j’ai bien compris), un appel intitulé « Libertaires et sans concessions contre l’islamophobie ! », dont je reconnais que je ne me suis pas préoccupé à l’époque.

J’avais tort.

Voici le premier alinéa du texte :

Anarchistes, communistes libertaires, anarcho-syndicalistes, autonomes, artistes, organisés ou non-organisés, nous faisons part de notre condamnation totale de l’islamophobie sous toutes ses formes. Nous affirmons que l’islamophobie est une forme de racisme.

On voit l’ornière sémantique dans laquelle les rédacteurs patinent dès le départ : l’« islamophobie » existe, inutile donc de s’interroger sur l’apparition et la pertinence du concept, il ne reste plus qu’à la dénoncer. Ici, comme « une forme de racisme ». Les exemples donnés mélangent mesures d’État contre le port du voile et agressions de rue.

Les rédacteurs se plaignent que leur « famille politique » — anarchiste ou libertaire, donc —soit « imprégnée par l’idéologie islamophobe ». Au point, tenez-vous bien ! que certains se livrent bien à une « condamnation certes claire de l’islamophobie mais couplée de moult rappels du combat primordial contre l’aliénation religieuse » (Je souligne).

Reprenons calmement : est un signe d’imprégnation islamophobe, donc raciste, le fait — pour un anarchiste — de rappeler le combat primordial contre l’aliénation religieuse au même moment où il condamne « clairement » une discrimination raciste visant telle catégorie supposée d’individu(e)s.

Autrement dit : le bon anarchiste antiraciste sait taire son athéisme et/ou son anticléricalisme quand il condamne le racisme. Sinon, il est déjà raciste. L’antiracisme ne se suffit pas à lui-même (c’est vrai !), il doit de surcroît tolérer « dieu », en l’espèce : Allah.

Pas encore complètement imprégnés eux-mêmes de ce nouvel antiracisme, les rédacteurs tiennent à prendre des précautions. Aussi affirment-ils :

NON, combattre l’islamophobie ne nous fait pas reculer devant les formes d’oppression que peuvent prendre les phénomènes religieux. Nous apportons ainsi notre soutien total à nos camarades en lutte au Maghreb, au Machrek [4] et au Moyen-Orient qui s’opposent à un salafisme qui prend là-bas les formes réactionnaires et fascistes, et cela au plus grand bénéfice de l’impérialisme occidental.

Est-ce rassurant ? J’ai bien peur que non. Les « formes d’oppression que peuvent prendre les phénomènes religieux ». La phrase est mal fichue, mais passons. Où Diable se cachent les « phénomènes religieux » qui n’emportent aucune forme d’oppression ? Parce que c’est bien ça qu’on nous affirme pour nous tranquilliser. Où ? Mais c’est pourtant simple, chez les chiites par exemple. Puisque seul le salafisme, courant sunnite, est donné comme exemple de religion « pouvant » prendre des « formes réactionnaires et fascistes »… Et vive l’Iran, dont le chiisme est la religion d’État ! Voilà qui valait la peine d’être « rappelé » aux « camarades » anarchistes, avec guillemets dans le texte original.

Est-ce tout ? Hélas non !

Enfin ce problème [l’islamophobie dont le but est de diviser les dominés] pose aussi la question d’une sorte d’injonction à l’athéisme, condition sine qua non pour prendre part à la guerre sociale et militer dans une organisation libertaire. Il serait donc impossible ou infondé d’exprimer sa foi si l’on est croyant, tout en partageant certaines convictions progressistes. Nous nous opposons à l’essentialisation des croyants et du phénomène religieux, qui se fait sans donner la parole aux premiers concernés, et qui nous conduit aujourd’hui aux pires amalgames.

Ainsi, après avoir été considéré comme une forme de racisme, l’athéisme proclamé doit être rayé des conditions nécessaires pour « militer dans une organisation libertaire ».

Assez d’« injonction à l’athéisme » ! Assez de ces « Ni dieu ni maître ! », qui pourraient bien, en effet, être ressentis par des croyant(e)s comme une critique de leurs superstitions.

Nous en sommes là.

Et c’est le concept d’« islamophobie » qui a servi de véhicule.

La lecture de ces deux documents, l’un émanant d’une réunions de ministres d’États religieux, l’autre de « libertaires » (j’ai bien droit aux guillemets, moi aussi, n’est-ce pas) ; l’ahurissante et répugnante convergence idéologique qu’ils manifestent dans l’invisibilisation et la négation du simple droit à l’athéisme (sans même parler de sa nécessité pour un esprit libre) suffisent amplement à mes yeux pour se garder de l’usage du dit concept. Il mérite d’être considéré comme un danger et une arme contre les partis pris philosophiques et sociaux du courant communiste libertaire et anarchiste auquel je me rattache.

Ni dieu ni maître ! Je vois cette formule qualifiée par un « anarchiste » militant contre l’ « islamophobie » de dicton (sur Indymédia Nantes).

C’est original. Je suppose que le syntagme « Prolétaires de tous les pays unissez-vous ! » est un vieux proverbe bavarois…

« Dieu » est-il un camarade qui se trompe ? Je n’en crois rien.

Je considère maintenant la liste des signataires de l’appel en question. J’en connais certain(e)s, pour lesquel(les) j’ai de l’estime ; d’autres me sont antipathiques : je ne peux croire que les un(e)s et les autres aient lu et médité ce texte avant de s’y associer. Quant à Christine Delphy, libertaire comme je suis évêque, la seule question qu’on peut se poser, sachant qu’elle au moins assume l’entièreté du texte, c’est : « Qu’est-ce qu’elle fout là ? »

Je vois une autre connaissance parmi les signataires : Stéphane Lavignote. Théologien et pasteur protestant, pour qui j’ai beaucoup d’affection (je l’ai connu avant sa crise mystique et lorsqu’il pouvait se qualifier de libertaire). Au moins, sa présence est logique et cohérente. Le polisson a publié en 2014 un petit livre intitulé Les Religions sont-elles réactionnaires ? (voir bibliographie ci-après) dans lequel il a précisément choisi de ne pas parler d’Islam mais du christianisme, qu’il connaît bien. Comme le titre le laisse facilement deviner, la réponse, du point de vue de l’auteur, est négative. Il convoque comme preuves — un peu malhonnêtes, me semble-t-il — les sectes subversives du Moyen âge. On pourrait remonter aussi bien à certaines des premières sectes chrétiennes, gnostiques, mais cela ne prouve pas grand chose puisque, à l’époque, les revendications égalitaristes ne pouvaient s’incarner que dans des hérésies. Les « grandes » religions unifiées se sont d’ailleurs employées à réduire, y compris militairement, ces sectes et communautés utopistes.

Il me semble que la question qui aurait pu être posée est plutôt : « Les croyant(e)s sont ils/elles toujours réactionnaires ? » Ce qui rejoint celle qui est soulevée par Alternative libertaire, dans des termes un peu différents : « Des révolutionnaires anarchistes peuvent-ils participer à la “guerre sociale” aux côtés et en collaboration avec des croyant(e)s ? » À la première question, je réponds « Non » ; à la seconde, je réponds « Oui ».

C’est sans doute le moment de préciser que j’ai eu, ai et aurai, avec des personnes de culture musulmane (entre autres !) des relations d’amitié, d’amour, et de militantisme politique commun. Au passage, on voit comment la démarche anti-« islamophobie » conduit les « libertaires » qui l’affichent à réduire au strict minimum — surtout par rapport aux ronflantes étiquettes du premier alinéa — les caractéristiques des participant(e)s de la « guerre sociale ». Il ne s’agit plus que de « partager certaines convictions progressistes ». Des « convictions », voyez-vous ça ! La « guerre sociale » serait affaire de « convictions », pas d’analyses ! Voilà une autre révision complète de la théorie révolutionnaire, au bénéfice des seul(e)s croyant(e)s. En effet, s’il s’agit de « convictions », en l’espèce « progressistes » (coucou l’idéologie du « progrès » qui refait surface !), alors les croyant(e)s sont particulièrement bien préparé(e)s à la « guerre sociale », et en effet il serait incongru de leur reprocher d’exprimer une conviction parmi d’autres : leur foi religieuse.

Outre le retour en arrière formidable (en fait de progrès !) que cette position manifeste par rapport aux acquis du mouvement révolutionnaire, c’est aussi une volée de coups de rames assénées sur la tête, non pas seulement des athées, révolutionnaires ou non, qui se battent pour survivre dans les pays musulmans, mais aussi de celles et ceux qui doivent ici mentir quotidiennement (mineur[e]s) ou continûment (majeures) à leurs parents, à l’oncle, au grand frère, pour préserver leur droit d’aimer qui ils/elles veulent ou d’absorber les boissons de leur choix [5]. Pourquoi nos « libertaires » n’ont-ils jamais un mot pour celles et ceux qui sont l’objet de remarques moralisatrices, d’insultes ou qui prennent des claques dans la gueule parce qu’ils boivent une bière sur le pas de leur porte, ont mis du rouge à lèvres ou ont risqué des remarques mécréantes au cours de français ? La réponse est lamentable : ils ont choisi de ne pas le savoir, ou de le nier. Ils se préoccupent du droit des lycéennes de porter un voile en classe, mais pas d’écouter les témoignages des enseignant(e)s qui rapportent que d’autres se félicitent de l’interdiction, qu’elle peuvent opposer aux pressions. Pire encore, ce type de faits est laissé à la discrétion propagandiste des politicards de droite ou du Front national, manière de confirmer leur négation.

Pourquoi cet aveuglement ? Nul cynisme là-dedans. Plus probablement la « conviction » que ce parti pris par la force des choses proreligieux est un bon moyen, le seul peut-être, de ne pas perdre un « contact » (laissez-moi rire !) avec une minorité de la jeunesse issue de l’immigration, dont la radicalisation, y compris politique, passe par une pratique religieuse abandonnée des parents depuis longtemps.

Entendons-nous : il est légitime et important de condamner tout espèce de racisme — y compris quand il prend le masque ou s’alimente d’une réelle « peur de l’islam ».

Puisque nous vivons dans un monde que nous ne pouvons changer d’un coup de baguette magique, il est logique également de prendre en compte des revendications qui n’ont pas de sens immédiat pour nous. Ainsi est-il compréhensible qu’un croyant non-catholique ressente comme discriminatoire la liste des fêtes chômées, dont nous avons oublié ou dont nous négligeons l’origine uniquement catholique.

Pour autant, il me paraît à la fois inutile et dangereux de séparer les différentes formes de racisme, « biologique » ou culturel : antisémitisme, racisme postcolonial, institutionnel et policier, selon la couleur de la peau, discriminations diverses dans les domaines du logement et de l’emploi, racisme anti-roms, etc.

Faut-il préciser (oui !) : y compris quand il est le fait de membres d’une autre minorité religieuse ou ethnique (culturelle). L’agression d’un jeune portant une kippa n’est ni moins grave ni moins condamnable que l’agression visant une femme portant le hijab.

Dangereux encore d’ouvrir la porte à des revendications religieuses. Qui décidera, et selon quels critères, que l’enseignement du créationnisme ne constitue pas un « droit » pour les élèves dont les « convictions » (ou celles de leur familles, musulmanes, catholiques ou protestantes) récusent le darwinisme ? Qui décidera que les billevesées d’un imam sur la course du soleil autour de la terre doivent bien être dénoncées comme contrevérités scientifiques ou que cela vient « heurter des sensibilités » aussi légitimes que d’autres ?

La réhabilitation de la conviction et de la croyance — politique ou religieuse — est une régression politique et intellectuelle. On ne combat pas un système avec des croyances, « moyen de locomotion psychique » que l’écrivain Robert Musil associait aux « vaines tentatives de vol d’une poule domestique ».

S’ensuit-il que nous devions établir une espèce de « cordon sanitaire » et politique pour nous « protéger » des croyant(e)s. Non, bien sûr. Je considère d’ailleurs que les jeunes filles voilées peuvent être vues davantage comme un maillon faible que comme l’avant-garde de la reviviscence musulmane.

Notamment parce que beaucoup d’entre elles sont dans une démarche d’émancipation sociale et individuelle — même si elle passe paradoxalement par une phase religieuse — contre les déterminations sociales, racisantes et genrées qu’elles subissent. Ce qui n’est certainement pas le cas des jeunes militantes de la Manif pour tous.

En passant, je voudrais dire que la bienveillance forcée, pour des raisons tacticiennes [6], de certains « libertaires » à l’égard du retour à la pratique religieuse de jeunes issus de l’immigration, recèle au moins autant de mépris qu’on peut en déceler chez certains racistes (y compris du genre « laïcards ») : certes nous autres avons profité du progrès dans une société laïque, mais pour « ces gens-là », minorité discriminée, originaire de régions arriérées, on peut comprendre et pourquoi pas encourager toute affirmation identitaire.

Cela dit, ni l’insulte (évidemment) ni la caricature [7]ne sont de bons moyens pour entamer ou poursuivre un dialogue avec ces jeunes femmes musulmanes, ou la minorité politisée d’entre elles qu’il est facile et banal de rencontrer dans certaines manifestations. Il nous faut trouver, ce qui ne saurait aller sans tâtonnements et faux pas, une manière de concilier

a) la réaffirmation de nos positions — je parle en tant qu’anarchiste — antithéistes ;

b) la lutte contre toutes les discriminations racistes ou ethniques.

Je ne vois aucune raison de penser que ce dernier objectif serait plus efficacement atteint si les libertaires acceptaient d’endosser le concept toxique d’« islamophobie ». Et même si je me résous pas à être taxé, comme d’autres camarades semblent le faire, d’« islamophobie [8] », je pense en effet que ce serait capituler que d’intégrer à notre répertoire théorique et politique un concept manipulé aussi volontiers par des États et des organisations religieuses, en voulant ignorer par phobie idéologique ou démagogie militante son contenu implicite.

« Dieu », nous dit-on, reconnaîtra les siens… Inutile de faire durer le suspens : Je n’en suis pas !

* Une faute de frappe (misophobe) a privé de sens ce néologisme déjà complexe. [correction du 3 sept.]


Al-Husseini, Waleed, Blasphémateur ! Les prisons d’Allah, Grasset, 2014.

Benhabib, Djemila, L’Automne des femmes arabes, H & O, 2013.

Chafiq, Chahla, Islam politique, sexe et genre. À la lumière de l’expérience

SOURCE : https://lignesdeforce.wordpress.com/2015/08/23/et-dieu-crea-lislamophobie/#_ftn5

P.-S.

On peut lire l’article Libertaires et sans-concessions contre l’islamophobie ! sur la plateforme Bboykonsian

Notes

[1Mais c’était pour mieux le précipiter « vers le plus bas degré de l’échelle » (Sourate 95, « Le Figuier » ; j’utilise l’édition de poche du Coran chez GF, traduction de Kasimirski, chronologie et préface de Mohamed Arkoun).

[2Libération, 17 novembre 2003.

[3Il apparaît déjà dans la première décennie du XXe siècle, dans des textes de juristes et d’islamologues occidentaux Par exemple : Quellien, Alain, La Politique musulmane dans l’Afrique occidentale française, Paris, 1910, seconde partie, chap. I, p. 133 (Gallica).

[4Ce terme désigne l’Orient arabe ; la liste des pays qu’il doit englober varie selon les analystes.

[5Je ne prêche pas ici pour une transparence complète de la vie privée, mais ne pas pouvoir parler de sa vie à ses proches est bien différent de choisir de ne pas le faire.

[6Capture d’écran 2015-07-28 à 18.46.53 On a même vu des Femen, violemment antireligieuses en principe, afficher le slogan « Allah created me free » !

[7Critiquer ou moquer une superstition est et doit demeurer un droit imprescriptible. On ne saurait en déduire que toute moquerie est opportune. Il est bien possible que les « mascarades antireligieuses » de la Révolution française, pour radicales et sympathiques qu’elles apparaissent à l’antithéiste que je suis, aient été au moins aussi contre-productives que libératrices.

[8Voir « Protestations devant les libertaires d’aujourd’hui… », en bibliographie.

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