Grèves et lutte armée en Italie

Retour sur l’Italie des années 1968, entre grèves sauvages et actions de groupes armées.

La contestation dans l’Italie des années 1970 est associée au terrorisme, à la violence et à la lutte armée. Mais la démarche politique de l’autonomie italienne reste méconnue. Les témoignages offrent un autre récit de cette période. L’historien Alessandro Stella s’appuie sur ses souvenirs pour retracer ce moment dans le livre Années de rêve et de plomb.

En 1979, une répression féroce frappe le mouvement. Le conflit avec la police devient toujours plus violent. Des attentats visent des casernes de carabiniers. La justice et la police se montrent intraitables avec les militants. Ce n’est pas la lutte armée qui est frappée, mais bien son ancrage social. Les journaux qui permettent de relayer les luttes sont privés de leurs rédacteurs envoyés en prison. En 1979, les morts et les suicides deviennent également plus importants. La justice ne se montre pas plus clémente pour les personnes malades et fragiles psychologiquement.

Le groupe d’Alessandro Stella est particulièrement réprimé en raison de son influence sociale et politique. « Suite à un développement fulgurant, il pouvait désormais compter sur quelques dizaines de militants actifs, comportait des ramifications, des contacts, des sympathies et des complicités dans des usines, des quartiers, des villages », décrit Alessandro Stella. Ce groupe-réseau dispose même d’une radio libre et organise de nombreuses manifestations. Son influence dépasse celle des syndicats dans les luttes ouvrières. Il forme un véritable contre-pouvoir.

Mais la répression vise à écraser ce mouvement. « Ce rêve collectif qui nous semblait se réaliser, le désir de construire des rapports sociaux alternatifs, de détruire les cages autoritaires qui nous enfermaient dans une vie réglée de travail, de consommation et de conformisme, paraissait se décomposer comme les corps de nos amis morts », regrette Alessandro Stella.

Révolte ouvrière et contestation politique

Les luttes sociales permettent la politisation des ouvriers. Angelo refuse sa situation de travailleur subordonné. Il ne se révolte pas pour une idéologie, mais pour changer ses conditions de vie. « Non, ce qu’il ne supportait pas, c’était de recevoir des ordres, de se soumettre à des rythmes dictés par autrui », précise Alessandro Stella. Cet ouvrier critique le militantisme politique et préfère vivre dans la misère plutôt que le travail en usine.

L’histoire de l’autonomie remonte à 1968. La jeunesse aspire à changer le monde et la société dans laquelle elle vit. Un esprit libertaire guide cette révolte presque instinctive. « Tout n’était pas bien clair, c’était parfois même assez confus : un mélange d’anti-autoritarisme, d’antimilitarisme, contre la discipline à l’usine comme à l’école, pour la justice et l’égalité, pour changer les rapports sociaux comme les relations interpersonnelles », témoigne Alessandro Stella.

Mais la révolte éclate en 1968 avec les ouvriers de l’usine Marzotto. Ils contestent le paternalisme de leur patron. Ils refusent les cadences de travail. Ils ravivent la pratique du conseil d’usine qui vise à dépasser les sections syndicales avec leurs clivages et leurs sectarismes. « Les revendications des ouvriers de Marzotto, en 1968, allait bien au-delà des objectifs d’entreprise ou du secteur industriel, au-delà même de la classe ouvrière », analyse Alessandro Stella.

Les conseils d’usine et la proposition du salaire unique remettent en cause les hiérarchies sociales et les fondations du système économique et social. Les étudiants rejoignent les ouvriers qui occupent les bâtiments industriels. C’est un prémisse à « l’automne chaud » de 1969. Ce mouvement permet une réduction du temps de travail et des cadences, avec des augmentations de salaire.

Des pratiques d’auto-organisation se développe. A Marghera ou à l’usine Alfa Romea de Milan, l’assemblée autonome devient l’organe de décision de tous les travailleurs. Ces nouvelles formes de lutte deviennent la base théorique de la gauche ouvrière. « L’assemblée, le comité, le collectif, la coordination étaient des formes visant à rompre les fondements de la domination, la chaîne de commandement, de délégation, et à installer des organismes de démocratie directe, de responsabilisation par en bas, de prises de décision transparentes et partagées », observe Alessandro Stella.

Le pouvoir italien et les polices parallèles attisent une stratégie de la tension. La conflictualité de classe devient plus dure. Un imaginaire politique, de Bakounine à Sergio Leone, alimente cet appel aux armes. Les Brigades rouges deviennent un modèle de lutte armée. Ce groupe est issu des luttes ouvrières de 1968. Mais la militarisation et la clandestinité débouchent vers un mouvement qui s’éloigne de son ancrage social.

Surtout, la fin permet alors de justifier les moyens. « C’est seulement a posteriori que nous avons compris le piège de cette formule, en constatant que l’emploi des armes nous éloignait petit à petit de l’objectif d’émancipation et nous rapprochait aussi imperceptiblement et inexorablement de la mentalité de ceux que nous voulions combattre », analyse Alessandro Stella.

Autonomie ouvrière

Les luttes ouvrières de 1968 et 1969 permettent de travailler moins et de gagner plus. La vie quotidienne des prolétaires s’améliore. Mais ces grèves victorieuses renforcent davantage la combativité ouvrière. Le conflit de classe s’étend alors au-delà des entreprises. Les mouvements de masse débouchent vers l’émergence de nombreux groupes révolutionnaires.

Une activité d’agitation sociale se diffuse dans les usines, les écoles et les quartiers populaires. Une activité de contre-information se développe à travers des journaux et des radios libres. Ensuite, des noyaux semi-clandestins organisent des actions illégales liées à cette activité contestataire. Une aire de l’Autonomie ouvrière permet la solidarité et la coordination pour permettre à chaque groupe de s’organiser par lui-même.

Cette révolte politique s’accompagne d’une libération de la vie quotidienne. « Le personnel est politique », affirment les féministes. Le communisme doit se vivre ici et maintenant pour inventer de nouvelles relations humaines. « L’amour aussi se vivait sous le signe du désir sans entraves », indique Alessandro Stella. Le modèle du couple et de la famille patriarcale vole en éclats. Les histoires d’amour, plus ou moins fugaces, permettent des respirations dans une activité politique particulièrement intense. « Ainsi nous nous laissions porter par l’attraction réciproque, vivant les amours sur l’instant, comme des expériences corporelles, sensuelles, humaines », témoigne Alessandro Stella.

Dans les années 1975-1976, de nouvelles formes de luttes émergent. La colonisation du capital sur tous les aspects de la vie est contestée. La pratique des auto-réductions se diffuse pour payer moins cher les loyers, les factures de gaz et d’électricité, mais aussi les produits alimentaires, l’habillement, le cinéma, les concerts. Les squats permettent de lutter contre la spéculation immobilière. Des luttes s’organisent également dans les logements sociaux qui subissent un délabrement.

Au printemps 1977, les groupes politiques Potere operaio et Lotta continu décident de se dissoudre pour permettre à ses militants de s’immerger dans les réalités sociales et locales. Des groupes sociaux, des comités ouvriers, des collectifs d’étudiants et des coordination de toutes sortes composent la mouvance de l’Autonomie. « L’année 1977 avait vu l’émergence d’un mouvement de masse libertaire, créatif et insolant, sérieux et amusant, et en même temps l’éclosion sur tout le territoire italien de groupes armés qui organisent désormais des attentats quotidiennement », décrit Alessandro Stella.

Expérience historique

Le livre d’Alessandro Stella permet de faire revivre ce moment de l’Autonomie italienne. Le témoignage personnel rend le récit vivant. Surtout, l’historien replace son expérience personnelle dans un contexte politique global. Il décrit bien les différentes facettes de ce mouvement. Il insiste sur les origines ouvrières de ce mouvement, loin d’une lecture simplement « désirante » des négristes et autres appellistes éloignés de la lutte des classes. Les pratiques d’auto-organisation et de conseils émergent des usines. Le mouvement s’élargit ensuite à une contestation de tous les aspects de la vie. Mais son ancrage social et ouvrier permet son influence politique dans l’ensemble de la société.

La contestation politique s’étend sur toute une décennie, avec des moments forts. Ce long Mai italien demeure une expérience importante qui permet de puiser des pratiques de lutte. L’implantation dans les entreprises et dans les quartiers populaires semble importante. Les grèves sauvages et les assemblées en dehors des syndicats étonnent dans un pays fortement encadré par un puissant appareil stalinien. La colère ouvrière débouche vers une contestation globale de l’usine, des hiérarchies, du travail. Une jeunesse précarisée se solidarise avec les ouvriers.

Après la montée en puissance de l’Autonomie italienne, c’est son écrasement brutal qui interroge. Ce mouvement nourrit un imaginaire politique, notamment dans les actuels « cortèges de tête », mais son échec reste peu questionné. Alessandro Stella avance plusieurs pistes. La plus évidente reste celle de la répression avec un Etat italien prêt à tout pour écraser cette révolte. La arrestations sont massives. Les militants privilégient des choix individuels face à la justice. La répression permet surtout de créer la division et de nourrir des oppositions entre des « traîtres » et des « terroristes ».

Alessandro Stella évoque également la fuite en avant de la lutte armée. L’autonomie joyeuse et libertaire laisse place aux sectes marxistes-léninistes militaristes et clandestines. Ce choix, en partie imposé par l’Etat, permet l’assèchement du mouvement. La clandestinité ne permet de déployer une activité politique ancrée dans la population. Pour l’Etat, il suffit alors de couper quelques têtes pour supprimer le mouvement. Les vagues d’arrestations ne débouchent plus vers l’émergence de nouvelles contestations. Le mouvement devient minoritaire et acculé. Ensuite, le marxisme-léninisme estime que la fin justifie les moyens. De la critique de la vie quotidienne, les autonomes passent au soucis de l’efficacité. La force de l’Autonomie reste sa révolte joyeuse et libertaire. Le terrorisme met fin à ses années de rêve.

Enfin, l’échec de ce mouvement semble également lié à son influence limitée. L’Autonomie reste fortement implantée dans des villes étudiantes comme Bologne ou dans les bastions de la contestation ouvrière. Des manifestations importantes défilent dans plusieurs villes, des grèves éclatent dans de nombreuses usines. Mais la révolte semble disparate. Jamais un embrasement politique se répand dans toutes les régions d’Italie au même moment. Si l’Autonomie s’impose dans la durée, aucun mouvement global permet de renverser le pouvoir en place.

En revanche, l’Autonomie italienne permet de maintenir un climat de contestation pendant une décennie. Une période où tout semble possible. La révolte politique, la joie des relations humaines et les plaisirs de la vie se mêlent pour devenir une force explosive.

P.-S.

Source : Zones Subversives

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