Je suis pas venu⋅e à la manif

Je suis pas venu⋅e, parce que je sais plus bien ce qu’on fait. Je sais pas ce qu’on cherche, je sais pas si notre stratégie est claire, même pour nous.

Je vous écris parce que je suis pas venu⋅e à la manif. Pas parce que j’étais occupé⋅e, mais parce j’ai décidé de rester chez moi, et ça m’était pas arrivé depuis longtemps, depuis ce printemps où on s’est redécouvert⋅s nombreu⋅ses⋅x à plus supporter ce monde. Je suis pas venu⋅e, parce que je sais plus bien ce qu’on fait. Je sais pas ce qu’on cherche, je sais pas si notre stratégie est claire, même pour nous.
Le 12 septembre, quand on se battait avec le SO de la CGT et qu’ils nous disaient à nous, le cortège de tête, de nous barrer, que sans nous les manifestations se passeraient bien, je me suis dit qu’ils avaient un peu raison. Que si le cortège de tête était pas là, ce serait tout simplement ces fameux défilés morbides contre lesquels le cortège de tête est apparu. Et ça irait très bien à beaucoup de monde, aux manifestant⋅e⋅s syndica⋅ux.les comme aux forces de l’ordre et au pouvoir, si tout se passait bien.

On est donc là pour que tout se passe pas bien. C’est ça qu’on disait. Mais alors il faut assumer cette stratégie qui semble être la nôtre sans jamais avoir été énoncée : on est une force qui cherche à provoquer des heurts, et qui dit heurts dit répression, répression qui tendra à radicaliser celles et ceux qui habituellement la subissent pas.
Si c’est pas ça notre stratégie, alors il faut m’expliquer ce qu’elle est. Dans les faits, c’est ça qui existe. On est un élément perturbateur, qui attire la répression des forces de l’ordre, voire l’inimitié des personnes présentes en manifestation, sans concrètement mettre en danger l’économie et le système critiqués. Si c’est ça notre stratégie il faut l’assumer et être bien meilleur.e.s sur la communication vis-à-vis de cette répression qui finit par toucher même les « bon⋅ne⋅s manifestant⋅e⋅s ». Expliquer que c’est ça, le vrai visage de l’État, et depuis toujours. Pas juste tenter d’apitoyer les gens, pas juste attendre que chaque personne dans ce pays ait connu quelqu’un⋅e qui se soit fait tabasser/agresser/harceler/enfermer par la police et la justice.

J’ai été hyper enthousiasmé⋅e par la naissance du cortège de tête, par tout ce qu’on a tenté, réussi, raté, découvert, appris, pendant et après le premier mouvement contre la loi travail. Mais je sais plus bien ce que provoquent les bris de vitres, les tags, les blocages, les éternelles tentatives de manifs sauvages, les heures passées à attendre des ami⋅e⋅s nassé⋅e⋅s⋅ J’ai l’impression de foncer dans le panneau, de juste attirer la répression sans plus trouver grand chose de réjouissant, et même de profiter des quelques millimètres de liberté qu’on nous laisse en m’en contentant, en me disant qu’au moins on fait quelque chose, comme si c’était réjouissant de faire des rassemblements devant des TGI toutes les semaines.

Ce qui a semblé se déconstruire dans l’opinion publique vis-à-vis du bloc, des casseu⋅ses⋅rs, de l’autonomie et d’une réflexion politique plus radicale et sensible grâce à des textes intelligents et beaux a pas suffi, et on dirait qu’il faut continuer à expliquer aux mêmes personnes les mêmes choses, sans arrêt. Et on se voile la face pour pas voir que notre petit milieu retourne vite se fermer sur lui-même si on y prête pas garde.

Je vous écris parce je suis pas venu.e à la manif, parce que c’est de nouveau difficile de s’y sentir bien, parce qu’il y a encore et toujours des comportements qui pour moi collent pas avec une certaine idée de la bienveillance, et parce que je sais plus si on fait certaines choses parce qu’on a l’habitude de les faire ou parce qu’on les a vraiment réfléchies. Ou parce qu’on a envie de se la donner, tout simplement.
J’ai peur que nous aussi on devienne vie⋅illes⋅eux dans nos têtes, qu’on devienne du folklore dont on se lassera parce que tout le monde aura bien ramasse. J’ai l’impression qu’on oublie de prendre nos raisons d’être présent.e.s à leur base, qu’on oublie de prendre nos idées à leur base, qu’on s’est fait avoir par ces lectures spontanéistes qui ont enjouées beaucoup de monde à un moment mais qui peuvent aussi être une façon de plus trop se poser de questions. J’ai peur qu’on devienne la caricature que faisaient et que font encore de nous les médias, et qu’on dénonce, et qui étaient fausses. Et j’ai super peur aujourd’hui d’avoir des doutes sur leurs faussetés quand je vois les comportements de certain.e.s (plutôt certains) en manif (cf. 23 septembre à Paris).
J’ai l’impression que cette stratégie d’avant-garde provocatrice colle pas à cette époque, que nos idées et nos méthodes aussi peuvent être noyées dans le flot continu d’informations et de loleries qu’on scrolle en tirant sur un joint. J’ai l’impression de toujours être dans un entre-deux, de pas arriver à créer sur le plan humain des choses véritablement rejoignables et festives, enthousiasmantes, et de l’autre de nous sentir incapables de se poser dans une opposition radicale violente et soutenue, qui mettrait véritablement à mal les gens en face. Sur ce point, merci aux grenobloi⋅se⋅s incendiaires qui ont été un des rares vrais rayons de soleil de cette rentrée.

Je suis pas venu.e à la manif, je viendrai sûrement aux prochaines, j’ai écrit pour m’expliquer au moins à moi-même pourquoi j’étais pas venu.e, c’était sûrement pas clair et à développer, c’est sûrement un peu bordélique et naïf, mais j’ai peur qu’il y ait des questions qu’on se pose pas, qu’on se pose plus, par flemme, par habitude, par confort, et ce serait vraiment le plus triste, de se créer nous-mêmes de nouvelles cases merdiques. Il y a tout un tas de personnes qu’on rate, qui pensent de belles choses et qui malgré tout sont pas avec nous, parce qu’on se mouille pas assez, parce qu’elles ont peur, parce qu’on prend parfois trop de risques et parfois pas assez. Trop de risques face aux flics et à la répression, trop peu de risque face à celles et ceux qui pourraient participer à ce qu’on cherche à faire mais qui n’ont pas les codes, les paroles ou les « faits d’armes » qu’il faut.
On a moins de peur se cogner avec des CRS suréquipés que de communiquer les un⋅e⋅s avec les autres. De s’avouer que si on est là, c’est parce qu’on souffre de ce qu’est le monde et de notre impuissance à le changer. J’aimerais bien qu’on arrive à s’avouer qu’on est tristes, et que c’est ça qui donne la colère.
J’espère que tout le monde va bien. On se voit à la prochaine.

Un⋅e membre du cortège de tête.

Article paru sur Rebellyon


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