Lettres sur la question des attentats, la question des cités et de la religion adressée à quelques amis anglophones

Si, dans le mouvement anarchiste, certains se proposent d’analyser les stigmatisations faites à la religion islamique comme un rapport de classe, l’auteur n’en fait pas parti. Il nous explique le danger de ce genre de théorie et leurs conséquences néfastes opérées par l’aliénation religieuse dans les quartiers populaires ou tout mouvement d’émancipation se heurte aux principes aliénants de la religion musulmanes. Finalement, ce texte est dans la lignée de la pensée de Marx : "De la critique du ciel à la critique de la terre".

Je suis entièrement d’accord avec le contenu de la lettre d’André Dréan (dont les contributions critiques sur un éventail de sujets ces dernières années me semblent essentielles), comme avec le fait que la critique de l’islamisme radical est nécessaire, au-delà des éternels écueils économicistes et purement géopolitiques [1], et sans abandonner la critique de la religion, dont l’islam.

Les textes diffusés par les médias et organisations anti-autoritaires depuis les attentats, à quelques rares exceptions près, sont franchement mauvais, lorsqu’ils ne sont pas purement et simplement dégueulasses. Et il est étonnant de constater que l’un des rares articles [2] qui ose entreprendre une critique du développement religieux en France ait été écrit par des « militants arabes », d’un collectif plutôt réformiste (et dont je ne partage pas particulièrement les perspectives), avec des exemples tirés d’une observation critique du réel. Ces exemples, s’ils ne concernent pas forcément toutes les « banlieues » de France, s’inscrivent tout de même dans un contexte de développement de l’Islam là où vivent des populations de culture musulmane. Et donc, évidemment, de ce que la religion comporte en essence de conservatisme.
Qui peut nier par exemple que le port du voile a explosé de façon vertigineuse ces dernières années ? À La Paillade et d’autres grands quartiers de Montpellier, cela touche probablement la moitié des filles de culture musulmane (même si dans d’autres endroits c’est parfois beaucoup moins). Bien sûr, les filles en question « choisissent » parfois de le porter pour des raisons autres que purement religieuses. Mais on est tout de même très loin d’une logique émancipatrice de confrontation avec ce qui opprime les individus. Quant aux références religieuses, elles sont désormais omniprésentes au quotidien dans les conversations des jeunes des quartiers défavorisés.
Le mérite de l’article est d’analyser les raisons de ce développement, sans la langue de bois et la bonne conscience qui règne dans les milieux gauchistes et anti-autoritaires (qui se confondent désormais largement), où les réflexions de ce type sont rares. Alors que par exemple, Hafed Benotman fournissait déjà, il y a quelques années, une analyse précieuse du développement de l’islam (version radicale) dans les prisons françaises dans un entretien [3], qui donne encore quelques clés de compréhension de la situation actuelle.

Depuis quelques temps, dans les milieux anti-autoritaires, il est de bon ton de critiquer une certaine tendance à ne pas s’intéresser à la vie des « banlieues » et des « cités ». Le problème serait le suivant : le manque de présence des militant-e-s anti-autoritaires dans les « banlieues » en question.
Les réflexions de ce type sont souvent le fruit de visions gauchistes et activistes, dont l’objectif clair est de séduire de l’extérieur des gens finalement vus comme différents, et de le faire autour du plus petit dénominateur commun (anti-impérialisme, lutte contre les discriminations « spécifiques », critiques partielles de l’état des choses, valorisation des identités collectives et d’une prétendue appartenance communautaire, etc.). Ce qui s’appelle de la démagogie, ou du populisme.

Cette démarche part souvent du postulat que les jeunes des cités devraient « politiser » leur révolte. Alors que, bien évidemment, de nombreux/ses habitant-e-s des quartiers pauvres (cités et autres), immigrés ou d’origine immigrée, prennent part aux luttes dans le monde du travail et dans d’autres sphères du combat social au quotidien, un peu partout. Et c’est parmi les petits groupes de jeunes des cités que les affrontements directs avec la police sont les plus développés (avec des attaques quotidiennes) [4]

Les groupes et organisations dont on parle ont bien sûr du mal à dépasser la logique quantitative militante. Et ils ignorent que pour de nombreux compagnon-ne-s (en général au-delà des organisations), la vie dans les « quartiers » et les références auxquelles on associe les « cités » n’ont rien d’extraordinaires : soit pour en être issu-e-s, soit pour les fréquenter de près. C’est logique, et ça n’a rien de nouveau : voir les textes des Cangaceiros datant des années 1980 [5]..

Il peut être gênant que des individus prétendant lutter contre la misère existante connaissent mal certaines réalités plutôt basiques du prolétariat. Mais la mauvaise conscience dont ils font preuve vis-à-vis de certaines populations, qu’ils contribuent à enfermer dans les catégories promues par le système dominant, l’est encore plus. En insistant sur des réalités prétendument « spécifiques » à tel ou tel groupe, on met surtout en avant un discours fragmenté et victimiste (que n’ont d’ailleurs pas les concernés eux-mêmes) via la hiérarchie des souffrances, qui sert à son tour la valorisation de telle ou telle catégorie, dont les prétendus membres souffriraient plus, car victimes de plus de discriminations que d’autres. Et ce sont ces arguments qui constituent la base de la nouvelle vague « racialiste », avec sa « théorie » de soi-disant « privilèges blancs », ses « races sociales » et autres concepts fumeux. D’ailleurs, quitte à utiliser des catégories, pourquoi ne pas en créer de nouvelles ? La réalité nous en fournit les bases, presque sans limites : handicaps, enfance malheureuse, enfermements, addictions, maladies, etc.
Le résultat de cette démarche démagogique est l’entretien d’une segmentation stéréotypée (qui comme tous les stéréotypes a une part de vérité), mais très habituelle en France, à savoir la différence cités/restes du pays, issue historiquement à la fois d’une peur de la délinquance, de clichés racistes et de préjugés de classe.
Et à force de parler avec les mots de l’ennemi, on finit par en adopter la langue.
Cités, banlieues, etc.

Pour expliciter la chose, il est assez courant de considérer qu’il existe une France « normale », et une France des cités. Les termes génériques utilisés en français : « cités » (faisant référence aux résidences HLM, publiques) et « banlieues » (périphéries) sont d’ailleurs très imprécis.
On assimile en fait souvent pauvreté, immigration et délinquance aux cités HLM, qui seraient situées en périphérie des villes. Et on s’interdit dès lors de comprendre la réalité de façon plus complexe. Avec des nuances comme celles qui suivent :
- les quartiers pauvres de France ne se limitent pas aux cités ;
- les cités ne sont pas toujours situées en banlieue (il existe des banlieues riches et des banlieues pauvres, et des cités dans les centres-villes, dans des villages, etc.) ;
- la taille des cités ou des quartiers populaires varie grandement (certains grands quartiers, que l’on appelle communément « cités », comme La Paillade à Montpellier ou l’Ariane à Nice – 40.000 et 30.000 habitant-e-s environ-, sont en fait des ensembles de cités et de résidences) ;
- dans les cités, la proportion d’habitant-e-s issu-e-s de l’immigration est variable (ils peuvent même y être minoritaires) ;
- les origines des habitant-e-s sont très différentes d’un endroit à l’autre : il existe des cités tellement multiculturelles qu’aucune origine n’y prédomine vraiment (La Noue à Montreuil et Bagnolet), comme il en existe où c’est la norme (à La Paillade il y a une majorité de Berbères du Maroc ; à la cité Gély, toujours à Montpellier, une très grande majorité de gitans espagnols) ;
- les « immigrés » ne sont pas tous originaires de pays pauvres, et ne vivent pas tous en cités, ni dans des quartiers pauvres ;
- il existe des quartiers ou des foyers de misère dans les grandes, moyennes et petites villes, et même en milieu rural.

On associe par ailleurs aux cités et banlieues stéréotypes, éléments et référents culturels spécifiques (entre autres le rap, le graffiti, l’influence des cultures étrangères, un accent typique), phénomènes particuliers (délinquance, bandes, viols collectifs, deal de shit). Et le tout formerait une réalité distincte de celle du reste de la France, où vivraient les « français », bien que depuis peu et sous l’influence des théories issues des universités américaines on utilise le terme de « blancs ».
Ces termes sont soit dit en passant aussi absurdes l’un que l’autre : quantité de français ont des origines étrangères plus ou moins récentes, de nombreux individus appelés « immigrés » sont de nationalité française, quant au terme de blancs, il ne saurait se limiter aux européens puisque de nombreux kabyles, arméniens, divers moyen-orientaux (syriens, etc.) et asiatiques sont tout ce qu’il y a de plus blancs, comme l’essentiel des immigrés kosovars, bosniaques et tchétchènes, les Yéniches, etc. Il serait bien cocasse de leur attribuer des privilèges particuliers, à part peut-être en termes de possibilités de révolte que leur offrirait leur place plutôt peu favorisée dans la société française (et c’est bien le seul privilège qui saurait nous intéresser directement).
Mais là encore il semble que ces réalités soient plus ou moins inconnues de certains antiautoritaires.

Bien sûr, les généralités plus haut ici ne sont pas entièrement fausses (elles sont parfois justes en gros). Il est vrai que les cités sont homogènes socialement : leurs habitant-e-s sont pauvres (encore qu’avec des nuances : par exemple entre travailleurs et chômeurs ou gens au RSA) ; dans les villes elles sont souvent situées hors du centre ; beaucoup d’ « immigrés » y vivent en général (dont une proportion importante issue des pays du Maghreb).
On ne peut pas non plus nier que la vie dans les cités a ses particularités, qui permettent à leurs habitant-e-s une certaine identification à des conditions de vie et des pratiques sociales communes.
Mais dès que l’on veut généraliser et tracer des contours exacts à ce qui serait spécifique aux cités, on tombe vite dans le schématique et le caricatural. Car il n’est pas simple de distinguer ce qui a trait au fait d’habiter des cités de ce qui constitue des éléments culturels particuliers (culture arabe, etc.) , des habitudes de la jeunesse, des références de la petite délinquance, des difficultés sociales communes aux « immigrés » ou au prolétariat plus généralement, etc.
Ces phénomènes ont des points de contact, mais pris tous ensemble ils forment dans l’imaginaire une vision de ce que sont les « gens des cités », bourrée de clichés, immobile et réductrice.

Il est évident que les jeunes des cités, vivant dans des lieux où la concentration de population et de pauvreté est forte, sont plus exposés à certains phénomènes (exclusion, délinquance, chômage, prison). Ou que pour celles et ceux d’origine étrangère, parfois tiraillé-e-s entre les normes de leurs cultures d’origine et celles de la France, confrontés au racisme, les problèmes d’identité sont parfois complexes.
Pas besoin non plus d’être sociologue pour savoir que la plupart des jeunes des cités se retrouvent dans les lycées pro et techniques, avec d’autres jeunes des milieux prolo, immigrés ou pas, et que les fils de pauvres ont tendance à devenir eux-mêmes des pauvres.

Puisque nos logiques et nos objectifs n’ont pas grand-chose à voir avec ceux des spécialistes, il peut être intéressant d’analyser certains de ces phénomènes, mais surtout pour s’offrir des perspectives qui nous permettent d’en finir avec les séparations (réelles ou exagérées). En somme que ces réflexions s’insèrent dans une pratique, et non qu’ils servent à entretenir les disciplines spécialisées, qui se portent à merveille et n’ont pas besoin de nous. Même si l’on sait que les problématiques sociales et les théories universitaires ont de plus en plus tendance à se confondre, à l’entier bénéfice des dernières.
La question d’une prétendue appartenance au monde des « cités » et des « banlieues » ne présente pas d’intérêt, ni les segmentations (de type cités/autres quartiers), puisqu’il s’agit de les dépasser, à la fois dès maintenant, et à terme de façon définitive, à travers la négation de l’ordre social existant et sa pratique.

Contrairement au cliché promu par les sociologues en herbe du milieu « libertaire », de nombreux révoltés viennent des cités ou des quartiers pauvres, qu’ils soient ou pas d’origine immigrée (plus ou moins récente). Il suffit juste de regarder un peu au-delà des milieux les plus envahis par les universitaires, ou tout simplement au-delà des milieux militants.
Et les révoltés en question ont souvent soin de ne pas être assimilés à des catégories : pourquoi auraient-ils envie d’être identifiés en fonction du lieu où ils ont grandi (avec tout ce que cela implique de stéréotypes), ou d’une prétendue appartenance « raciale », culturelle ou communautaire ? La société, la famille et la communauté y poussent déjà suffisamment : mieux vaut leur laisser ce thème, comme aux récupérateurs. Du rappeur Rost à l’humoriste Djamel Debbouze en passant par Lilian Thuram ou les Indigènes de la République [6], ceux qui prétendent représenter les autres savent parfaitement en faire usage.

Traditions, religion et islam

Ce qui, à S. et moi, nous fait mal au ventre depuis des mois avec les discours populistes des milieux dits anti-autoritaires concernant l’islam, c’est qu’ils détournent l’attention des attitudes de révolte individuelle contre la famille, les traditions et les pressions de tout ordre (directes et indirectes), que subissent les individus de culture musulmane au sein du foyer et de la « communauté » (comme dans tous les foyers inspirés par la religion, dans la plupart des autres à différents niveaux, et au sein de ce que l’on nomme en général des « communautés »).
Mais évidemment, lorsque l’on souhaite séduire et mobiliser, il est préférable de se baser sur ce qui est susceptible de réunir au-delà des classes et au-delà des luttes concrètes : par exemple sur les pseudo communautés (dont la plupart des jeunes d’origine immigrée, si ce n’est pour 2-3 fêtes annuelles, se foutent comme de l’an quarante, si tant est qu’ils en valident l’existence). L’appartenance à une prétendue communauté, lorsqu’elle est admise, implique souvent le mariage dans la communauté, la soumission aux rites, traditions et normes communautaires, et plus généralement des conditionnements multiples, dont la famille est un vecteur fondamental. C’est la critique de tout cela qui peut et devrait contribuer à nous lier, comme elle a lié les communautés de lutte (les seules qui peuvent potentiellement nous intéresser) et les individus qui en ont fait partie depuis des décennies.

Toute notion de communauté existante (nationale, ethnique, religieuse) est réductrice, et joue un rôle de contrôle : rester entre cap-verdiens, corses, tunisiens etc., selon les besoins des dirigeants, représentants et porte-paroles. Et n’importe qui possède une connaissance minime des logiques communautaires à l’œuvre autour de nous ne peut que s’effrayer à l’idée qu’elles soient intégrées dans la logique anti-autoritaire.
Toutes sont traversées par les particularismes, les chauvinismes, les séparations en interne (en fonction des régions, des ethnies, des castes d’origine, de la couleur de peau, de la religion, etc.). Chez les laotiens : différences entre Lao et Hmong et Thai Dam, chez les algériens entre Kabyles, Arabes, « Harkis » (et leurs fils et petits-fils), chez les malgaches les Merina et les « côtiers », chez les gitans d’Espagne les catalans et les andalous, pour ne citer que quelques exemples concrets de séparations et divisions que je connais. Si les logiques communautaires n’excluent pas des liens de solidarité entre leurs « membres » (c’est la moindre des choses), leur contrepartie est bien trop problématique pour qu’on les valide comme bases de lutte et d’identification des individus.

En ce qui concerne la religion musulmane, son boom récent tient de l’évidence. Il faut avoir un discours sacrément démagogique pour s’accommoder de ses conséquences, ou les passer sous silence (ce que font beaucoup d’anti-autoritaires derrière le discours de la lutte contre l’islamophobie).
À peine adolescent, et alors qu’on était encore bien loin de l’influence actuelle du phénomène religieux, ce que j’observais dans les quartiers de Nice (et qui concernait essentiellement des ami-e-s proches), m’était déjà insupportable. Idem pour S. dans divers quartiers de Toulouse où elle a grandi et vécu, comme Bourbaki ou les Izards (ce dernier ayant fait la une de l’actualité en mars 2012 avec Mohamed Merah, puis en 2014 pour la série de meurtres qui y a eu lieu).
Je parle ici des formes extrêmes prises par les phénomènes de répression de la sexualité, de domination masculine, la place accordée à la virginité ou au mariage, et tout ce que le fait religieux peut générer de frustrations, de fausse conscience et de manipulations pour forcer les individus à se conformer à l’image normée que la religion préconise de renvoyer devant les autres.
Tout ceci a largement contribué à développer en nous la rage contre ce monde, même si cela se posait alors en termes plus basiques dans nos jeunes esprits. Mais il est vrai que les manifestations de rejet de ce contrôle interne qui s’ajoute à celui de l’État étaient assez encore fréquentes. Et que nos visions des choses étaient moins polluées par les thèses conspirationnistes en vogue aujourd’hui, comme par la bêtise crasse des rappeurs actuels (avec des discours teintés de morale religieuse ignobles comme ceux de Médine, qui cohabitent de façon a priori contradictoire avec la beaufitude des Gradur, Jul ou Kaaris).
Se peut-il que des anti-autoritaires ignorent ces réalités, qui font partie intégrante de notre environnement social immédiat ? Ont-ils oublié le contenu d’un texte comme « Minguettes Blues », qui a pourtant beaucoup circulé, et évoquait déjà au début des années 80 certaines de ces problématiques ? Aujourd’hui, la publication d’un texte semblable provoquerait des crises d’hystérie. On crierait au sacrilège, aux phobies.
Mais dans les années 80, quand les grilles de lecture culturalistes et ethnisantes étaient moins en vogue, les expressions de refus de la soumission à la morale religieuse et familiale étaient surement moins taboues. Et dans d’autres parties du monde on en mourrait déjà (voir Bab-el-Oued à la fin des années 80) comme on en meurt aujourd’hui un peu partout.
Les exemples tirés du domaine culturel sont intéressants, car la « culture » se fait l’écho (souvent récupérateur) des problématiques qui traversent la société et nos vies. On peut évoquer le Rachid Taha des débuts, des dizaines de textes de rap des années 90, les spectacles de Fellag, etc. Et les mêmes exigences d’émancipation ont traversé la littérature des pays de culture musulmane (et de leur diaspora) tout au long du siècle : de MF Farzaneh à Abdel Hafed Benotman (avec le magnifique « Éboueur sur échafaud ») en passant par Mohamed Choukri, et beaucoup d’autres. Idem dans le cinéma, le théâtre, etc.
Influence de l’islam radical dans les quartiers pauvres ?

En ce qui concerne le phénomène djihadiste, il serait exagéré d‘affirmer qu’il jouit d’une influence décisive dans les quartiers pauvres de France. On sait d’ailleurs que ceux qui partent au djihad s’enrôlent davantage via internet qu’en fréquentant les mosquées, dont ils méprisent la modération.
Mais il est problématique de nier la pénétration d’un islam de base dans les quartiers populaires, et, de manière pas si isolée que ça, de courants plus radicaux. Tout comme les jeunes, ultra-connectés, sont de plus sensibles aux théories conspirationnistes qui pullulent sur internet, et exposés à la propagande antisémite et à l’anti-impérialisme très douteux de certaines chaînes de télé arabes. Tout ceci s’ajoutant à l’aliénation produite par les formes actuelles du spectacle (téléréalité, etc.) et à une grande passivité sur le plan de la confrontation sociale, il n’est pas surprenant que, dans des cas extrêmes, le cocktail soit explosif.

À Bon-Voyage et dans d’autres quartiers de Nice-est que je connais, les jeunes partis au djihad depuis deux ans sont plusieurs dizaines (certains parlent d’une centaine voire plus, mais c’est dur à vérifier).
À Lunel, ville de 25 000 habitants à quelques kilomètres d’ici, 8 jeunes sont déjà morts en « martyrs » au Moyen-Orient.
Qu’on attribue la responsabilité de ces démarches à la personnalité d’un recruteur comme Omar Diaby, au capitalisme ou à l’État français…me semble pour le moins réducteur, lorsque l’on sait l’influence des courants de l’islam politique un peu partout où vivent des populations de culture musulmane. Et quand on entend qu’il ne peut y avoir aucun lien entre religion prétendument douce et version « hard » (et que dire le contraire relève de l’islamophobie), il est normal de s’irriter, connaissant les positions de nombreux musulmans sur le mariage, la virginité, les relations intimes, la contraception et l’avortement, la famille, la place respective des hommes et des femmes, etc. Qui rejoignent pour l’essentiel celles des cathos et des autres religieux.
Pour se convaincre de tout ça et y voir clair, rien n’empêche de s’intéresser au contenu des prêches des imams, aux filiations des associations musulmanes, aux conférences et « débats » qu’elles accueillent, etc. Et je renvoie là encore au texte précité du collectif Lieux Communs.
Cela n’indique pas que les structures musulmanes sont gangrenées par l’islam radical et le djihadisme. Elles sont simplement le vecteur des éternels conservatismes, et dans certains cas d’une confusion très intéressée qui peut mener à de la tolérance pour des formes plus extrêmes.

La capitulation actuelle de nombreux anti-autoritaires devant la religion et la nécessité urgente de sa critique par tout le monde permet aussi de passer sous silence d’autres phénomènes, à une échelle plus large. Comme ce qui se passe du côté du mouvement athéiste au Moyen-Orient, du développement de la pensée et de pratiques anti-autoritaires dans les pays musulmans (y compris hors-Moyen-Orient : Malaisie, Indonésie), ou plus largement des épisodes de lutte de classe et de ruptures dans ces mêmes régions, porteurs de plus de possibilités émancipatrices que toutes les tolérances pour la religion.
On se désintéresse aussi de la sorte, entres autres exemples, de la stratégie récente d’implantation du pouvoir central algérien en Kabylie, région historiquement défiante vis-à-vis de la religion organisée et de l’État, lequel utilise désormais un moyen très précis pour s’implanter : la construction de mosquées.

Je situe le nouvel intérêt pour l’islam en France aux alentours de 2001. C’est à peu près à cette période que de nombreux jeunes sont devenus attentifs au discours religieux, et que les comportements ont commencé à changer. Auparavant, il était assez habituel de s’en moquer : on le faisait sans problèmes majeurs dans nos groupes d’ados multiculturels, comme les blagues autour de nos origines et de celles des autres indiquait souvent un sentiment d’identification faible avec une quelconque communauté religieuse ou ethnique (ceci n’étant bien sûr pas généralisable). Mais aujourd’hui tout cela est devenu à peu près tabou, et indique précisément le contraire : la crispation.
C’est à peu près à cette période que le rappeur Kéry James (d’Idéal J), une personnalité appréciée pour la part de révolte que son discours contenait (et sa « réputation » de « mec de rue »), a annoncé sa conversion à l’islam, et les nouveaux préceptes qu’il suivrait y compris dans l’enregistrement de ses disques (ne pas serrer la main des femmes, ne pas utiliser d’instruments à cordes et à vent).
Les discours de ce type, et ce qu’ils contenaient de moralisme ont marqué les esprits : même si le rap a toujours véhiculé certains conformismes, on passait là au niveau supérieur.
Ils sont devenus banals par la suite, avec notamment un approfondissement du discours condamnant la sexualité des filles des « quartiers » [7].
Puis des copines tout ce qu’il y a de plus mécréantes se sont mises à porter le voile. Et des copains ont adopté un discours ascétique condamnant avec virulence ce qu’ils ne cessaient de faire au quotidien, dans des logiques de plus en plus schizophrènes (et que l’on retrouve à la puissance 10 chez un Mohamed Merah ou un Abdelhamid Abaaoud).

Le phénomène du djihadisme a évidemment des origines mixtes, que l’on ne peut réduire à la seule situation politique ou économique en France (et donc en rendre responsable le seul État français, ou le capitalisme international, comme le font les spécialistes du réductionnisme, marxologues de service et anti-autoritaires gauchisants). Il est issu à la fois de la misère des conditions de vie, des spécificités de la place des « immigrés » et assimilés en France (exclusion, discriminations, racisme), du développement récent du religieux ici, et bien sûr de l’islam politique dans le monde (via notamment certaines chaînes de TV arabes). Et encore des formes d’aliénation modernes, comme de la confusion de plus en plus présente dans la compréhension et la critique de la société, qui est loin de ne toucher que les cités et quartiers pauvres.
Que des jeunes (quelques centaines ou quelques milliers), en arrivent aujourd’hui au point de « désirer » mourir en martyrs, devrait quand même nous interroger, nous inciter à élargir le champ de la critique et à nous démarquer du populisme ambiant, comme du cynisme poseur et de sa tolérance pour l’ignoble [8].

Il y a quelques années, les jeunes prolétaires qui s’orientaient de la façon la plus poussée vers la voie de la violence, prenaient plutôt le chemin du banditisme, avec les premiers liens entre certaines cités et le milieu (dit grand banditisme). Alors qu’en général, le trafic de shit permettait de se tenir à distance de la logique d’ultraviolence du crime professionnel (on ne fait pas long feu dans le milieu corse, azuréen ou parisien). Aujourd’hui, le nouveau banditisme plus ou moins spécifique aux « quartiers » (avec le cliché du « go fast ») se situe un peu entre les deux, et cohabite, au moins dans certains endroits, avec quelques cas de fanatisme religieux.
C’est tragique, mais ça n’est vraiment surprenant que si l’on a sauté des épisodes dans l’observation de la réalité de ces dernières années dans ses nuances.

Ce n’est pas la bonne parole libertaire dans les cités qui portera le projet émancipateur, mais l’approfondissement des antagonismes existants et de la critique (dans le discours et en pratique) par les concernés de ce qui les opprime au quotidien : normes, traditions, religion, État, rapports propres au capital, enfermement dans des cases et des identités quelles qu’elles soient, racisme, aliénation.
On en est loin !

Amitiés,
Kyokai.
Notes

[1] Sans forcément partager les perspectives politiques du communiste-ouvrier Nicolas Dessaux, son interview sur Daesh constitue une des rares contributions récentes combinant ces aspects.

[2] Nous, immigrés arabes, face à nos choix politiques.

[3] Voir la réponse à la question 14 ici (qui commence par « Dans ce film, la prison est montrée… »).

[4] Il peut être utile de rappeler que certains radicaux à l’ancienne ont pu, par le passé, dire des choses particulièrement bêtes sur les « jeunes des cités ». La palme revient sans doute au qualificatif de « barbares » que leur a attribué Jaime Semprun dans « L’abîme se repeuple ».

[5] NdNF : Voir par exemple Minguettes blues, publié et introduit sur ce site.

[6] D’excellents articles récents comme celui de Cassandre, permettent désormais de dissiper toute illusion (pour ceux qui ont pu en avoir) concernant la prétendue volonté des dirigeants d’un parti comme les Indigènes de la République d’en finir avec le racisme et le système qui le produit.

[7] Il est très fragmentaire de ne citer qu’un exemple…mais prenons tant qu’à faire l’illustre couplet de Rohff dans le morceau « Pour ceux » de 2003, mélange détonnant de virilisme et de machisme imbécile, sous forme de dédicace : « Pour les cas sociaux qui t’font peur qui font l’beurre / Toujours à l’heure exacte dans les transac’, finissent sur un transat à Pattaya / Gros diques-sa qui ont toujours la barre, qui passent à la barre […] Pour les pucelles / celles qui puent pas d’la chatte, des aisselles / Qui prennent soin d’elles, font la cuisine, la vaisselle Qui ont fait le mariage hallal [.] »

[8] C’est sûrement les tiqquniens de Lundi matin qui ont battu tous les records en ce sens avec le paragraphe spectaculairement anti-intelligent de l’article « La guerre véritable » concernant les attaques de Paris (voir ici pour les courageux).
Pour une critique de ce texte et de ses auteurs voir ici.
Rubriques

P.-S.

L’intérêt de poster ce texte est simple : donner une pluralité d’analyse sur les attentats de Paris. Souvent divergentes, elles permettront aux lecteurs proches du mouvement libertaire de se faire un avis sur la question à l’écart du lavage de cerveau des médias dominants.

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