Santé : des inégalités sociales qui perdurent
Dès 1700, Ramazzini (1633-1714), titulaire de la chaire de théorie de la médecine à l’université de Modène, dans son Essai sur les maladies des artisans, en faisait le constat : « Ne sommes-nous pas forcés de convenir que plusieurs arts sont une source de maux pour ceux qui les exercent, et que les malheureux artisans, trouvant les maladies les plus graves où ils espéraient puiser le soutien de leur vie et de celle de leur famille, meurent en détestant leur ingrate profession ? Ayant eu dans ma pratique de fréquentes occasions d’observer ce malheur, je me suis appliqué, autant qu’il a été en moi, à écrire sur les maladies des artisans [2]. » Moins d’un siècle plus tard, en 1840, Villermé (1782-1863), médecin lui aussi, publiait dans les Annales d’hygiène publique un article remettant en cause l’opinion dominante dans sa profession : en comparant la mortalité dans les arrondissements de Paris, il montrait que l’inégalité devant la mort ne dépendait ni de la proximité de la Seine, ni de l’élévation du sol, ni de la concentration des constructions, mais de l’inégale répartition des richesses.
Plus d’un siècle et demi plus tard, en dépit des progrès considérables de la médecine et de l’instauration d’un système de santé jugé parmi les plus performants au monde, le constat serait-il donc toujours d’actualité ?
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La qualité des soins, un facteur oublié de l’action publique
Défendant son projet de loi, la ministre Marisol Touraine assénait ainsi : « Il n’est pas acceptable que les Français les plus précaires diffèrent leurs soins faute d’argent. La santé doit être vraiment, concrètement, accessible à tous, et pas seulement sur le papier. La loi améliorera l’accès aux soins pour tous en généralisant le tiers payant [3]. » Dans le dernier « Plan cancer » lancé le 4 février 2014 par François Hollande comme dans la récente loi dite « de modernisation de notre système de santé », les réponses institutionnelles apportées au problème des inégalités sociales devant la maladie et la mort restent focalisées sur des mesures visant à l’amélioration de l’accès aux soins curatifs pour tous et à la promotion des pratiques préventives et de dépistage. En revanche, la question de la qualité des soins, elle, n’est jamais appréhendée comme un facteur sur lequel agir pour corriger ces inégalités. Certes, les inégalités de ressources ont un poids déterminant dans l’inégal recours aux soins et, par conséquent, dans la production des inégalités sociales de santé. Mais, on l’a vu, elles n’expliquent pas tout. Il existe notamment des indices concordants qui attestent que l’offre et la qualité des soins – c’est-à-dire la manière dont s’organisent le système de soins et les professions de santé – jouent également un rôle dans le maintien, voire l’accroissement des inégalités de santé. C’est à la compréhension de cet enjeu-là des politiques de santé, rarement mis en débat, que ce dossier s’attelle.
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Les rapports de classe au cœur des relations médecins/patients
sur ce qu’il est désormais convenu d’appeler le « marché de la santé », se développe une offre de soins à deux vitesses, dont on parle peu. C’est pourtant l’une des causes de l’accroissement des inégalités de santé au sein de la population : « Les groupes sociaux les plus aisés étant aussi les mieux assurés, les inégalités de protection amplifient en quelque sorte les disparités de revenus [4]. »
Il s’agit donc de montrer dans ce dossier de la revue Agone la manière dont l’organisation du système de soins et les pratiques des professionnels de santé contribuent au maintien, voire à l’aggravation des inégalités entre groupes sociaux ou participent au contraire, plus marginalement, à les corriger.