Ecologie radicale et anticapitalisme. Les écueils des primitivismes et de la conception heideggerienne de la "technique".

L’article repose la critique de la technique dans le cadre tout particulier du capitalisme, dans le but d’une part de lui donner un ancrage concret et palpable, et d’autre part pour d’échapper tout à la fois à une position idéaliste ainsi qu’à une position naturaliste de notre rapport à la technicisation du monde.

Le primitivisme considère implicitement que « la » technique, et la question écologique et humaine qu’elle pose, renvoient à quelque « nature » de l’homme en général, et ne se pose pas de façon spécifique à partir du capitalisme. Contre cela, il faut affirmer que le principe de la technique, et les problèmes écologiques et humains qu’elle pose, sont à questionner et à critiquer dans le cadre très spécifique du capitalisme, qui industrialise et fétichise la production, de telle sorte qu’un tournant qualitatif s’opère ici, de telle sorte qu’une logique irréversible se met en place. La critique réellement radicale du capitalisme définit une technique destructrice surtout au sens capitaliste, et non pas un « homme en général » qui serait, avec ses outils techniques, dans l’absolu, un destructeur de tout ce qui est. Le naturalisme de ceux qui critiquent « la technique en général » tend à essentialiser l’homme et la technique humaine. Ces individus seront en quête d’un rapport archaïque vraiment « fondamental » au monde, « sain » et « pur ».

Ceci sera surtout une façon de ne pas cibler le capitalisme en tant que tel, et de ne pas le critiquer vraiment. Si bien que les primitivistes, en dernière instance, s’ils refusent de cibler les spécificités de la technique capitaliste, se priveront d’une critique cohérente et stricte du capitalisme, et se rattacheront au mythe d’un « état de nature » fantasmé, avec toutes les dérives que cela implique. En critiquant la technique spécifiquement capitaliste, on ne critique plus « la » technique en général comme un principe vague et abstrait, mais on critique une certaine manifestation de cette technique, soit la technologie au sein du système fétichiste, réifiant, spectaculaire, et productiviste, du capitalisme. Dans cette mesure, le post-capitalisme que l’on imaginera n’aura pas exclu « la » technique en soi, mais elle aura transmué le rapport instrumental et ustensile au monde, pour le rendre plus incarné, moins dissociant, et plus humain.

Dans une perspective assez proche du primitivisme, certains heideggériens aimeront à ramener la question d’une technique destructrice à l’époque moderne à la question de la « prédication arraisonnante » qui serait en jeu déjà dans l’ontologie platonicienne et dans la logique aristotélicienne (le dualisme de l’école platonicienne entre sensible et suprasensible est en effet très prégnant dans le fétichisme marchand, et on peut constater que toutes les catégories de base du capitalisme sont surdéterminées par les catégories définies par la logique d’Aristote : la substance, la quantité, la qualité, la relation, le lieu, le temps, la position, la possession, l’action, la passion). Néanmoins, ces abstractions ainsi « apparues » ou « dévoilées » dans la Grèce antique ne furent, jusqu’à l’émergence du capitalisme industriel, essentiellement que des abstractions idéologiques, non complètement réalisées dans le monde. Elles accompagnèrent certes structurellement le rapport ustensile au monde, dans la mesure où celui-ci était théoriquement déterminé. Mais elles ne se cristallisèrent dans un projet technique global de production que lorsqu’un droit formel fondé sur une expropriation initiale, rendit possible une production privée et séparée de fétiches sensibles-suprasensibles, induisant une rationalisation systématique dans la division des activités, une technicisation très concrète de tous les aspects de la vie, jusqu’à une massive accumulation de bien d’usage standardisés réifiant les individus consommateurs ou travailleurs. Dire que tout le capitalisme était déjà en germe au sein des ontologies platoniciennes et aristotéliciennes relève d’une téléologie malvenue. Des penseurs comme Jean Vioulac (« La logique totalitaire ») aujourd’hui auront presque tendance à dire cela, en indiquant que la métaphysique, au sens heideggérien (de l’ontologie grecque jusqu’à Hegel) se serait « accomplie » dans le monde avec le capitalisme.

En disant cela, on voudra donc implicitement, simplement dépasser la métaphysique, en théoricien expert et séparé, mais on oubliera trop souvent qu’il faut transformer aussi un monde très réel, par les luttes collectives et progressives, monde qui assez récemment a rationalisé et approfondi sa barbarie, et qui n’était pas « préprogrammé » dans la tête de philosophes grecs idéalistes ayant écrit il y a plus de deux millénaires, qu’il s’agirait simplement de « réfuter » pour passer à autre chose. Jean Vioulac ne prône pas vraiment précisément la nécessité du sabotage des machines, la nécessité d’une lutte anticapitaliste internationale et révolutionnaire. Il préfère afficher, dans La logique totalitaire par exemple, un pessimisme creux (dénonciation stérile et complaisante d’une sorte de « régression » anthropologique liée à la spectacularisation de la vie, au consommariat « nihiliste », etc.), pessimisme qui indique qu’il aurait pu tout aussi bien ne rien écrire. Pourtant la « résolution » de la question de « la technique » qu’il pose, si l’on considère qu’elle est un problème historique et matériel, suppose qu’on s’engage dans cette praxis réelle, et non pas seulement qu’on considère des souffrances subjectives massives, aperçues confusément, comme un pur problème théorique ou « métaphysique », comme un pur jeu verbal « ontologique », qui « donnerait à penser ». 

Platon et Aristote ne sont que des effets qui rétroagissent dans notre contexte, en rien des causes, si bien qu’il n’y a aucun « accomplissement » de leur métaphysique aujourd’hui. Celui qui aura complété « miraculeusement » les lacunes d’Etre et temps ne sauvera pas le monde, mais il ajoutera un écrit idéaliste bourgeois contre-révolutionnaire de plus à la liste des publications décevantes. Nous utilisons depuis Aristote, sur un plan logique, ses catégories, et il est « logique » que notre rapport technico-théorique au monde en soit modifié, depuis lors. Le monde capitaliste sera donc appréhendé avec ces catégories, et l’on pourra constater qu’elles deviennent extrêmement « agissantes » en lui. Pour autant, ces catégories ne connaissent pas de ce fait leur « consécration », puisque c’est le fait que notre monde capitaliste soit à ce point rationalisé, logicisé, et mécanisé, qui fait que nous revenons à ces catégories, pour interpréter différemment leur sens. Nous sommes, en tant qu’interprètes-lecteurs-philosophes insérés dans une réalité capitaliste matérielle, les causes d’une certaine attention nouvelle aux catégories (attention qui fut déjà celle d’un Descartes, au sein d’un libéralisme émergent, en Hollande par exemple), lesquelles donc, consignées dans des livres anciens, ne sont que des effets, des représentations d’aujourd’hui, etc. Le fétichisme des heideggériens, qui est aussi très fataliste et très téléologique, consiste à sous-entendre que la « prédication arraisonnante », l’ustensilité, le nihilisme de la déchéance instrumentale, seraient toujours déjà « présents » depuis le logicisme ontologique grec (Platon, Aristote), et que la simple résolution purement théorique, de cette « question de l’être », pourrait presque nous « sauver » tous (d’où une dérive sectaire de l’école heideggérienne, qui aura vu, sans jamais l’avouer complètement, le maître autoritaire, comme un « sauveur » potentiel de l’humanité tout entière, d’une façon idéaliste et asservie absolument ahurissante, d’autant plus que le maître aura été un nazi).

Comment donc un heideggérien nous sauvera-t-il ? Cela est très flou, car Heidegger ne s’encombre pas de descriptions « ontiques », trop « vulgaires » pour lui. Mais cela pourrait bien signifier, politiquement et matériellement : « laisser-être » cette technique capitaliste, la maintenir en son être, « demeurer auprès d’elle », mais en ayant un nouveau sentiment de l’existence qui « pourrait tout changer » (acceptation « active » de l’exploitation et de la réification, investissement, implication dans la misère conçue comme « contribution à la communauté », développement durable, Derrida, développement personnel, Habermas, Honneth, Fischbach, etc.). Ou encore, à l’extrémité : abolir toute technique « nihiliste », pour « dévoiler » l’homme devenu « nu » face à la nature, sans outils, habitant dans une « communauté » mystique et extatique (jusqu’à le priver de ses vêtements, peut-être ; primitivisme, etc.). Heidegger, deux écueils : ou bien l’idéalisme favorable à la bourgeoisie, qui laisse-être la technique, mais interprète différemment le monde, sans pour autant changer les formes de l’exploitation capitaliste. Ou bien le naturalisme mystique et utopiste, qui veut abolir toute technique, pour « enraciner » l’homme communautaire dans une « Nature » pure et inviolée (romantisme adolescent et niais, virilistes de Tiqqun, etc.). Dans les deux cas : ontologisation de la technique, qui nous empêche de penser un principe précis et cohérent de transmutation du rapport instrumental au monde dans une réalité post-capitaliste, qui ne soit ni réformiste-idéaliste, ni naturaliste-fascisante.

BBB (militant anticapitaliste de Montpellier)

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