La gauche intellectuelle et politique apparaît comme un tas de ruines. L’histoire et l’imaginaire universaliste de la Révolution française peuvent lui donner un nouveau souffle. Mais ce sont uniquement les luttes sociales qui permettent de transformer le monde.
Les enjeux de la période semblent difficiles à saisir. Depuis 25 ans, le racisme et l’extrême droite, la misère et la crise économique ne cessent de se développer. Mais un cycle de lutte s’ouvre, notamment à partir de 1995. Pendant le même temps, les intellectuels se retranchent derrière la spécialisation scientifique ou la soumission au capitalisme néolibéral.
L’historienne Sophie Wahnich décide de sortir de l’enclot universitaire à travers des textes d’interventions. Une compilation de ses articles politiques est regroupée dans le livre Le radeau démocratique. L’historienne s’appuie sur ses recherches sur la Révolution française pour alimenter une réflexion politique actuelle.
Universalisme concret
En 2015, Sophie Wahnich évoque la question de l’universalisme. Certains milieux postmodernes relativisent cette notion. Une conception coloniale vise à imposer les valeurs occidentales jugées universelles au reste du monde. Des droits abstraits permettent alors de masquer la brutalité de la réalité sociale. Néanmoins, malgré ses dérives, la notion d’universalisme renvoie également à une perspective internationaliste et révolutionnaire. Les déclarations de 1789 et 1793 proposent un universel ancré dans le réel et des idéaux qui ne sont pas figés.
Loin de proclamations abstraites, cet universalisme devient « une machine de guerre très concrète pour inclure des hommes très concrets eux aussi dans la sphère sociale d’un droit garanti », estime Sophie Wahnich. Les privilèges et les castes d’Ancien régime sont attaqués. « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits », affirme la déclaration de 1789. Cet article 1 permet de remettre en cause la société d’ordres et même l’esclavage.
Mais ce sont des luttes politiques puissantes qui peuvent permettre aux exploités de se saisir de ces droits. Ce sont les esclaves eux-mêmes qui, au bout de 5 ans de révoltes, ont obtenu leur libération. La déclaration des Droits de 1789 affirme le droit de résistance à l’oppression. Mais les mouvements révolutionnaires ne se réclament pas de cet universalisme.
Karl Marx critique des droits formels qui n’imposent aucun changement social. 1789 apparaît comme une révolution bourgeoise qui étouffe la révolte des classes populaires. Les luttes anticolonialistes peuvent se saisir de l’universalisme de 1789 mais aussi critiquer son utilisation coloniale et civilisatrice. Ensuite, la droite libérale arbore un universalisme de façade pour mieux enterrer la lutte des classes et les révoltes des minorités. Les valeurs de 1789 sont même utilisées pour défendre l’Occident face à l’Orient.
Mais un universel ancré dans les luttes sociales peut être ravivé. « Bien sûr cela ne résout pas les inégalités sociales, car le droit n’est pas le tout de la politique et l’universel relève à la fois du droit et de l’horizon utopique. Entre les deux, il y a le cambouis des luttes », analyse Sophie Wahnich. L’universel peut permettre de s’arracher des assignations identitaires pour orienter les luttes concrètes vers des perspectives communes.
La crise Charlie et les attentats ont débouché vers une unité nationale qui anesthésie la pensée critique. La gauche républicaine marche le 11 janvier derrière une République blanche et raciste. La laïcité permet d’étouffer l’esprit critique, le droit au blasphème et la diversité culturelle. La gauche humaniste refuse de dénoncer ouvertement le terrorisme islamiste de peur d’alimenter les amalgames et le racisme anti-musulmans. L’universalisme risque de se confondre avec le racisme.
Mouvements sociaux
En 1995 éclate un grand mouvement de grève. Dans un article daté de 1999, Sophie Wahnich s’appuie sur des entretiens réalisés avec des cheminots pour proposer ses réflexions sur le mouvement de grève de 1995. L’historienne participe directement aux AG (assemblées générales) de cheminots. En décembre 1995, le plan Juppé est soutenu par le syndicat de la CFDT et des intellectuels de gauche proche de la revue Esprit. Des débats ont lieu sur le sens à donner à ce mouvement de lutte. Les tribunes de journaux se multiplient à travers des postures scientifiques. Des sociologues dénoncent des grèves corporatistes tandis que d’autres avancent la défense du service public.
Les cheminots discutent de la reprise du travail et de ses modalités. Certains s’appuient sur les grèves qui émergent dans le secteur privé. Mais les cheminots décident de reprendre le travail en raison de la satisfaction de leurs revendications, même si le plan Juppé n’est pas retiré. L’importance de la solidarité interprofessionnelle reste mise en avant. « D’habitude on travaille sans jamais se rencontrer, la grève a permis la rencontre ; il faut donc continuer à se voir », souligne un syndicaliste de Sud-PTT. Des jeunes connaissent même leur première grève.
Le début du mouvement se révèle décisif. L’idée de la grève se diffuse progressivement. La manifestation permet de faire connaître le mouvement à tous les cheminots, mais aussi à un public plus large. « L’entrée dans la grève, c’est souvent l’entrée dans de nouveaux espaces de sociabilité et d’émotion », observe Sophie Wahnich. La question des retraites devient la première raison de partir en grève. Mais les raisons de la colère de la population restent nombreuses, notamment le plan Juppé et le chômage.
Les piquets de grève, les manifestations et les assemblées générales rythment le mouvement. La lutte devient également un moment de convivialité. « Chacun évoque le plaisir de discuter, d’échanger, de manger, voire de dormir ensemble, d’avoir un lieu. De ce fait, sans qu’on l’ait souvent souligné les occupations des locaux ont joué un rôle assez fondamental dans la sociabilité des grévistes occupants », souligne Sophie Wahnich. La grève permet également de bouleverser les hiérarchies qui existent à la SNCF.
Un article sur la protestation de 2016 semble un peu plus extérieur et déconnecté. L’historienne reprend la revendication de la constituante et s’indigne de la violence policière qui ne serait qu’une simple dérive dans le cadre d’un conflit pacifié. Elle valorise les Nuits debout comme lieux de résistance citoyenne. L’analogie avec les assemblées constituantes de la Révolution française semble pertinente.
La gauche semble déboussolée voire moribonde. La gauche de gauche se contente de défendre les partis, les syndicats et l’État. Elle reste insensible à l’inventivité des mouvements sociaux. « Ne pas être étatiste, c’est être gauchiste ou de droite, traduisez irresponsable ou réactionnaire », ironise Sophie Wahnich. La deuxième gauche valorise les experts et le dogme libéral. L’historienne de 1789 propose de rendre aux citoyens l’initiative des institutions qui font la cité.
Perspectives émancipatrices
Sophie Wahnich évoque de nombreux sujets d’actualité. Elle pointe bien les dérives de la gauche et de la droite identitaire. Elle insiste sur la manipulation des usages de l’histoire. Son discours se démarque des modes intellectuelles et du postmodernisme. Sophie Wahnich propose également une véritable réflexion sur l’histoire, sur ses usages et sur ses héritages politiques. Mais cette intellectuelle engagée ne se contente pas de constats pessimistes. Elle propose également des pistes émancipatrices. Elle puise dans la Révolution française, la Déclaration des Droits de l’homme et l’attachement à la souveraineté populaire. Néanmoins, Sophie Wahnich évoque peu les limites de cette tradition politique.
Cette forme de républicanisme radical s’inscrit dans la filiation des Lumières. Évidemment, Sophie Wahnich pointe les limites de cette philosophie qui a également permis de justifier la colonisation au nom de la supériorité de la civilisation occidentale. Mais il faut également souligner l’importance des révoltes qui existent avant et après les Lumières. La lutte contre l’exploitation ne provient pas d’une philosophie mais de conditions matérielles insupportables. Sophie Wahnich, plongée dans les textes de la Révolution française, semble parfois accorder davantage d’importance aux idées plutôt qu’aux révoltes concrètes.
Ensuite, ce républicanisme radical ne remet pas en cause le cadre démocratique. Au contraire, Sophie Wahnich tente de redonner du sens à une démocratie libérale en perte de vitesse. Elle regrette les dérives autoritaires de ce régime et défend les droits fondamentaux. Mais elle ne critique pas les fondements de la démocratie représentative. Ce régime politique, comme tous les autres d’ailleurs, repose sur la séparation entre les gouvernants et les gouvernés, les dirigeants et les dirigés. C’est cette séparation hiérarchique, incarnée par l’État et les institutions, qu’il faut remettre en cause. L’attachement à la figure de Robespierre ne va pas dans ce sens. Sophie Wahnich semble peu critiquer le jacobinisme autoritaire des grandes figures de la Révolution française. Mais l’historienne reste pourtant distante d’une gauche autoritaire à la Mélenchon. Elle ne cesse de défendre la souveraineté populaire, mais pas nationale, et les formes de démocratie directe.
Néanmoins, cet imaginaire issu de 1789 masque les clivages de classe. Le peuple devient le sujet révolutionnaire et les positions sociales des individus sont effacées. Le terme de peuple renvoie à l’alliance des classes populaires avec la bourgeoisie. Dans les fameux 99%, qui s’opposent au 1% de l’oligarchie financière, on peut trouver des petits patrons, des cadres voire même des PDG. Sans même parler des policiers et des vigiles, garants de l’ordre social. La figure d’un peuple unifié contre l’oligarchie semble donc illusoire. Pire, la Révolution française et les récentes révoltes dans les pays arabes sont impulsées par les classes populaires pour finalement devenir le marchepied de la bourgeoisie qui arrive au pouvoir.
Les analyses de Karl Marx conservent toute leur pertinence sur ce point. C’est un mouvement de tous les exploités qui doit déboucher vers une société sans classe et sans État. Les luttes actuelles se contentent trop d’interpeller le pouvoir, à l’image de la revue Vacarme très présente dans ce livre. Mais ces luttes doivent au contraire s’inscrire dans une rupture avec le capitalisme et toutes les formes de gouvernement.
Source : Zones subversives