Loi Veil : la commémoration d’une histoire sans lutte

Dans le flot unanime des hommages faits à Simone Veil morte il y a peu, cet article critique la figure unique de celle qui a porté le projet de loi à l’assemblée nationale en 1975, cachant la forêt de militant·e·s qui ont oeuvré dans le même sens en luttant avant et après cette loi. Écrit par Elsa Desmoulins et publié dans la revue Nouvelles Questions Féministes en février 2015 à l’occasion des 40 ans de commémoration.

Pendant quelques semaines de l’hiver dernier, les médias français ont célébré la loi sur l’avortement de janvier 1975, l’ont commentée, « analysée ». C’était son anniversaire. L’occasion d’affirmer une histoire officielle respectueuse du pouvoir et des institutions. L’occasion de bercer le corps social avec l’un de ces beaux récits tronqués (happy end inclus). Ce récit, nous l’avons lu, entendu, vu, et nous le reverrons dans dix ans : une femme contre des hommes, sur la scène de l’Assemblée nationale, les remarques sexistes, antisémites, les insultes, l’héroïsme d’une ministre, sa victoire pour les femmes.

Ici lors de la manifestation parisienne du 6 novembre 2010 en défense du droit à l’avortement - 2.1 Mo
Ici lors de la manifestation parisienne du 6 novembre 2010 en défense du droit à l’avortement

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Le courage de Simone Veil face à une assemblée phallocrate est indéniable, lorsqu’elle défend un texte reconnaissant le droit des femmes à décider seules d’une question qui les concerne. Mais une fois contées ces joutes parlementaires, qu’a-t-on dit de la bataille pour l’avortement ? Rien, sinon un énième épisode du supposé progrès infini de la libéralisation des mœurs. (...) À l’automne 1974, cela fait au moins quatre ans qu’une lutte pour l’avortement libre a débuté, portée par les mouvements féministes. Certes, quelques « commentateurs » n’oublient pas qu’en 1971, 343 femmes ont déclaré avoir avorté dans un manifeste, se mettant ainsi hors-la-loi ; mais l’aurait-on retenu sans la renommée de certaines des signataires (...) ?

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Niées, les millions de femmes qui n’ont pas attendu le vote des député·e·s pour avorter. Les femmes ont toujours avorté, répétons-le, et ont joué un rôle actif dans la transmission de ces savoirs « de bonnes femmes ». Maintenir cette possibilité, cette autonomie des corps dominés, fut et continue d’être une lutte. Qui célèbre cette histoire ?

Oubliées, les milliers de femmes (et d’hommes) qui ont imposé sur la scène publique les questions d’avortement, de contraception et de sexualité. L’ANEA (Association nationale pour l’étude de l’avortement), le MLA (Mouvement pour la liberté de l’avortement), Choisir, le MLAC (Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception), le Planning familial, tout au plus réduits dans les discours légitimes à une bande d’anonymes braillant dans les rues.

Méprisées, les vies des femmes sacrifiées au nom de l’ordre moral. C’est encore d’elles que l’on se moque en rabâchant les supposés objectifs de cette loi : jusqu’en novembre 1974, vous pouviez être une à dix par jour à mourir des suites d’avortement, à vous mutiler avec les tristement célèbres instruments du quotidien, on nous ferait presque croire que l’État salvateur ne vous avait pas remarquées.

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Effacées, les femmes envoyées publiquement en Hollande dans des cars ; effacés, les milliers d’avortements pratiqués au grand jour en France, à domicile. Médecins et non-médecins s’unissant dans cette détermination à réaliser les avortements, et dans un commun mépris du danger : avec sa police mise quotidiennement au défi de les arrêter, le gouvernement n’a cédé que parce que cela remettait en cause l’ordre public en général.

Manifestation à Toulouse, le 8 janvier, devant le consulat d’Espagne - 40 ko
Manifestation à Toulouse, le 8 janvier, devant le consulat d’Espagne

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À défaut de clamer dans le détail une autre histoire de la libéralisation de l’avortement, retenons au moins que ces personnes n’ont pas (...) mendié le juste « droit à l’avortement », mais l’ont pris ! Elles s’en sont emparées, ont elles-mêmes pris en charge la question, ont accompli les gestes. Alors, si nous fêtions plutôt l’inhabituel ? Bafouer ouvertement la loi au nom du respect de la vie des femmes, comme l’ont fait ces militantes de l’avortement, est une démarche trop précieuse à transmettre pour qu’on l’enfouisse sous une mémoire officielle.

P.-S.

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