Coupez le cordon, mettez-les en Wifi !

Et si, loin d’apporter des conditions luxueuses d’apprentissage, l’arrivée à l’école du numérique – tableaux électroniques, tablettes et logiciels – appauvrissait plutôt les enseignements ? La débauche de moyens, dans un contexte d’austérité, ne devrait-elle pas nous inquiéter ? Le collectif Écran total s’intéresse particulièrement à la situation de l’école. Extraits d’un article paru sur La Brique, journal lillois de critique sociale.

La scène se passe à Montreuil, en région parisienne, aux premières rencontres Écran total à l’automne 2013. Un enseignant montre à quoi ressemble un début de cours, se débattant avec des objets numériques qui n’en font qu’à leur tête. Ça sent le vécu. Le public, composé d’assistantes sociales, de libraires ou d’éleveurs, se marre. La mise en scène, bien ficelée, illustre les évolutions récentes du métier d’enseignant.e suite à l’intrusion systématique du numérique au sein des classes. Le sketch dure ici cinq bonnes minutes et c’est la même chose, assure-t-il, à chaque début de cours. Écran total, serait-ce une rencontre de technophobes pas fichu.es de brancher un ordi ? Plutôt une convergence inédite de gens de métier réunis pour résister à l’emprise du numérique sur leurs vies.

À l’école, en 2008, des parents et des enseignant.es se mobilisent contre l’arrivée d’un logiciel d’« aide à la gestion des élèves » nommé Base élèves. Peu après, des assistantes sociales en Seine-Saint-Denis boycottent le rendu des statistiques annuelles, jugeant que les données qu’elles sont tenues de transmettre devraient rester entre elles et les usagèr.es. Plus au Sud, des éleveurs de brebis et de chèvres résistent à l’obligation de mettre des puces RFID à leurs bêtes. Tou.tes dénoncent la surcouche de contrôle, une bureaucratie accrue et la perte de sens, dans la relation notamment, qu’il s’agisse d’être avec des lecteurs ou des lectrices, des personnes en galère, des brebis ou des enfants.

L’école numérique au service de la surveillance généralisée

(...)

En 1979, un rapport intitulé « L’informatisation de la société » initie le premier plan d’équipement des écoles en matériel informatique. En 1997, le ministre de l’éducation nationale donne priorité « à l’intégration de l’informa-tique et du multimédia dans les projets pédagogiques et les programmes ». En 2010, le logiciel Pronote inaugure la numérisation des bulletins trimestriels au collège et leur centralisation en une base de données nationale. Un an après, c’est au tour des cahiers de textes et d’appel d’être mis en ligne. Et en 2014, le gouvernement annonce un grand plan en faveur de l’« e-éducation », financé à hauteur d’un milliard d’euros, afin d’équiper les élèves de tablettes tactiles. Objectif annoncé : « une école plus efficace, plus juste et plus inclusive ». Le numérique serait la solution miracle à tous les problèmes de l’école. (...) En 2016, 100 % des 12-17 ans sont déjà connecté.es à la maison et les deux tiers passent sur Internet plus de deux heures par jour. De quoi relativiser le besoin d’introduire à marche forcée le numérique à l’école ? Pas pour le ministère.

L’école numérique se flatte de permettre à tous les enfants de prendre le train de la modernité… pendant que sont mises en place de nombreuses procédures de contrôle. Avec la réforme du collège de 2016, en plus des fameuses tablettes, arrive un nouvel outil numérique de gestion des élèves. C’est un livret scolaire unique, du CP à la troisième, qui porte le doux nom de LSUN (prononcer L-sun, à l’anglaise). Ce logiciel, disponible depuis septembre 2016, devrait être utilisé dès la fin de cette année scolaire4. Il permettra de constituer pour chaque élève un « casier scolaire » qui sortira de l’enceinte du ministère puisque les autres administrations (mairies, police, justice, préfectures) y auront accès. En attendant peut-être d’alimenter le nouveau compte personnel d’activité créé par la loi travail d’août 2016 et dont les données devraient être accessibles aux employeurs ?

Le LSUN impose parallèlement l’évaluation par compétences. (...) « ce changement est considérable. Ce qui compte avec les compétences, c’est d’évaluer la capacité des enfants à se conformer à un protocole, et non plus ce qu’ils ont appris en termes de connaissances. »

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Des élèves sous perfusion technologique

Le rapport de la mission parlementaire Fourgous, en février 2010, présente le numérique comme « un des facteurs essentiels de la croissance de demain ». Quand un collège de Roubaix propose des cours de codage à des jeunes de 11 ans, La Voix du Nord ne s’y trompe pas et titre : « Les futurs codeurs de Pôle 3D et d’Ankama [une école privée et une entreprise roubaisiennes] sont en sixième à Sévigné. » L’éducation est aussi un « formidable marché potentiel » pour le capitalisme, sur un terrain où il avait encore peu de prise. Les profs voient donc débarquer à l’école des logiciels absurdes, libres ou propriétaires.

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Cette « hyper-informatisation de l’école ne tombe pas du ciel, contrairement à l’idée répandue qui voudrait y voir une évolution naturelle des choses. Elle vient parachever quarante années de réformes de l’éducation visant à exproprier les enseignants de leur capacité à transmettre des savoirs tout en privant les élèves de leur capacité à développer une pensée autonome et critique. »

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Comment résister à la société technologique sans être réac ? Écran total s’oppose radicalement à cette idée selon laquelle il ne faudrait remettre en cause que les (mauvais) usages du numérique – mais jamais le numérique lui-même. Pour eux, il est illusoire d’apprendre aux enfants à « maîtriser » de tels outils. (...) « Ces outils nous conditionnent bien plus que nous ne pouvons les conditionner. On ne peut pas parler de maîtrise quand il s’agit de se conformer à une logique sur laquelle nous n’avons pas prise. »

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Il faut vivre avec son temps (ou pas)

Une critique radicale de l’école numérique mais jusqu’où ? Puisque le numérique devient incontournable, l’école ne pourrait-elle pas former les enfants à des usages critiques, en matière de protection de la vie privée notamment ? Ce qui est sûr, c’est que le témoignage de ces membres d’Écran total rompt de manière salutaire avec l’engouement actuel, un peu béat, pour les TIC. Pendant que le ministère trouve des lignes de budget pour engraisser Microsoft et les autres, les cadres de la Silicon Valley, conscient.es de la qualité de cette éducation, préfèrent mettre leurs rejetons dans des écoles sans écran.

(...)

Les loisirs des enfants et des ados sont aujourd’hui indissociablement liés au numérique. 60 % des 12-17 ans regrettent de passer trop peu de temps à lire des livres ou la presse écrite. Si ce qu’on nomme école, collège ou lycée, ne les aide pas à prendre un peu de distance avec les écrans, à quoi sert-elle sinon à les adapter au monde tel qu’il est ?

P.-S.

Extraits d’un article paru sur La Brique, journal lillois de critique sociale.

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