L’époque opaque et ses ingouvernables – Réflexions après un dimanche à Montreuil

Serge Quadruppani s’est rendu aux rencontres Génération Ingouvernable qui se tenaient le dernier week-end de janvier. Il a livré ses impressions sur Lundi Matin.

Dans une assemblée de 3 à 400 participants dont la très grande majorité avait une petite vingtaine d’années, réunie cet après-midi-là à Montreuil sous le mot d’ordre « génération ingouvernable », on se disait qu’il faudrait peut-être commencer par réfléchir à ce que c’est que d’être gouverné. On se disait aussi qu’on disposait à ce sujet d’une expérience – un trésor de défaites – à mettre au pot commun du débat : l’expérience d’une génération dont le propre est d’avoir accepté d’être gouvernée comme aucune autre par le passé.

Car, une fois l’offensive mondiale des années 70 mondialement vaincue, ce n’est pas seulement par le gouvernement au sens politique que nous avons dû supporter d’être commandés, et pas seulement par des lois et règlements apposés sur nos vies. Ceux qui ont connu le monde d’avant, le monde où l’on n’imaginait pas d’emporter jusque dans les chiottes un appareil par lequel le patron pouvait vous appeler et la police vous localiser, où l’on ne cliquait pas pour combler les trous de mémoire et où la pensée ne se formait pas pour l’essentiel sur les écrans, ceux-là se sont en une ou deux décennies abandonnés à un gouvernement dont les 20 à 30 ans présents à Montreuil tentaient à tâtons de se libérer, alors même – et c’est là leur très grand mérite – qu’ils n’en ont jamais connu d’autre.

La fin du fordisme, le passage de la domination formelle du capital à sa domination réelle, la fabrication des besoins, la privatisation-marchandisation du vivant, l’extension du domaine de l’exploitation jusqu’à la vie des cellules et à celle des affects, tout cela a été suffisamment analysé par d’excellents auteurs. On sait bien que le nouveau bond en avant du capitalisme vers l’abîme a eu pour moteur les transformations du travail. D’où vient alors qu’au printemps dernier, on ait si peu creusé la signification de la géniale mutation par laquelle on est passé d’une résistance à la « loi travail », à une agitation émeutière contre la loi « Travaille ! » ?

Sur les places occupées, on abordait tous les sujets, certains essentiels (de la domination masculine à la souffrance animale), d’autres absolument oiseux (une nouvelle constitution ! pourquoi pas la couleur de mon slip ?) mais on traitait très peu de ce qui avait pourtant servi de prétexte à cette prise de parole générale : la loi travail et son monde. Peut-être cette absence remarquable s’explique-t-elle par le fait que chacun était conscient des limites d’une forme de protestation autorisée par la préfecture entre 22h et 7h, limites aggravées par l’exercice d’impuissance collective à quoi se ramenaient presque toujours des assemblées générales consistant principalement en un interminable défilé de subjectivités souffrantes. Sans aucun doute, pour ne pas se sentir discourant à vide, pour avoir le sentiment d’un peu d’efficacité, il était plus facile de réclamer la parité genrée dans les prises de parole et qu’on parle des « droits humains » plutôt que des « droits de l’homme », ou de convertir quelques-uns au véganisme, que de tenter d’imaginer à plusieurs ce que pourrait bien signifier l’abolition du travail. Même dans les cortèges de tête où voisinaient pourtant des ouvriers menacés de n’avoir plus de travail et des jeunes conscients qu’on ne leur proposerait jamais que des boulots de merde payés des clopinettes, on ne peut pas dire que le thème ait été très présent.

Peut-être faudrait-il repartir de là. A l’assemblée de ce dimanche-là, on a entendu défendre l’idée d’instaurer partout des « zones de non droit » sur le modèle de la Zad. La puissance d’attraction de la vie sur la Zad de Notre-Dame-des-Landes repose sur deux réalités intimement liées : l’effacement des lois de l’Etat et de celles de l’économie. On trouverait peu de monde à NDDL qui passerait son temps à ne rien faire : on s’y active, et pas qu’un peu, mais pas pour se vendre, vendre sa force de travail ou le produit de son activité. C’est à dire qu’on s’y active mais qu’on n’y travaille pas.

Si on ne peut pas dire que l’argent a disparu de ce territoire, l’essentiel de la richesse qui y est produite ne se comptabilise pas sous la forme monétaire. Il ne s’agit pas seulement des objets et bâtiments qu’on y fabrique, des bêtes qu’on y élève et des plantes qu’on y fait pousser, dont une bonne partie échappe au circuit commercial. La principale richesse produite à Notre-Dame-des-Landes, ce sont des relations humaines qui, à la différence de ce qui se passe ailleurs, que ce soit sur facebook ou à la terrasse des cafés (ce nouvel espace incarnant la civilisation occidentale), ne produisent aucune valeur ajoutée pour le capital. Créer des zones de non-droit, même éphémères, permettrait sans doute de poursuivre sur la lancée de l’intuition contenue dans la formule « contre la loi ‘Travaille !’ », mais à condition qu’on profite de l’absence des lois étatiques pour refuser celles de l’économie. Dans cette perspective, l’intervention sur certains espaces urbains qui incluraient par exemple les réserves de quelques supermarchés serait une bonne manière de manifester qu’on peut s’activer, montrer à soi-même et aux autres son utilité sociale, sans pour autant travailler. De même l’usage sans droit ni titre de bâtiments, de friches urbaines et rurales, peuvent ouvrir d’autres possibles.

Le développement de ce type très particulier de recherche-action est d’autant plus nécessaire que des universitaires travaillent, au plein sens du terme, dans l’espoir de donner aux événements du printemps 2016 un sens conforme à leurs lubies idéologiques. C’est ainsi qu’un certain Davide Gallo-Lassere a publié une brochure intitulée Contre la loi travail et son monde où il assigne au mouvement l’implicite revendication du revenu social garanti, comme « outil primaire d’un réformisme radical et expansif ». Il a beau soutenir que tout dépend du montant qu’on réclamera, que ce sera comme la différence entre un guépard et un chaton, sa métaphore féline (empruntée ailleurs) ne le garantira pas contre le fait que cette thématique est désormais reprise par des politiciens de droite et de gauche dans le monde entier. Son avenir semble tout tracé, il pourra finir comme quelques-uns de ses prédécesseurs négristes dans la peau d’un conseiller du prince qui glissera à l’oreille des gouvernants que peut-être, on pourrait augmenter un peu la misère octroyée aux citoyens en échange de leur participation non-payée à la production de valeur par l’ensemble de la société– en échange de l’exploitation de tout ce qui fait leur vie, leurs activités sociales et leurs relations humaines, leur imaginaire et leur attention. Si on se permet ici de lui dispenser des conseils de carrière c’est qu’il se laisse aller (p.92) à une belle profession de foi, adhésion enthousiaste au principe fondamental du capitalisme qu’on peut sûrement entendre chaque jour entonnée sur tous les tons à City : « Le seul universalisme qu’on aime, c’est celui de l’argent ! » [1].

Contre ce genre d’ânerie, comprendre que « tant qu’il y aura de l’argent il n’y en aura pas assez pour tout le monde », c’est à dire que le sentiment du manque sera toujours au principe de l’équivalent universel, qu’il soit matérialisé ou pas, et comprendre que « l’immense accumulation de richesses qui se présente sous la forme de marchandises » est précisément ce qu’il faut critiquer, et non point, comme dit le « réaliste » en question, ce qu’il faut seulement s’approprier, cela devrait faire partie du programme minimum des zones de non droit à créer. « Le monde dans lequel nous vivons réellement, que cela nous plaise ou pas » nous dit-il, c’est « le monde de la marchandise ». Montrer que nous pouvons même brièvement, même partiellement, vivre à la fois dans le monde et sans la marchandise, sans cette marchandisation de la vie qui nous a rendu nous, les vieux, si gouvernables, cela devrait être la tâche des zones de non-droit. C’est par là qu’une puissance pourrait s’affirmer non pas tant contre que totalement en dehors du cirque électoral.

Nous vivons une époque opaque. La surproduction généralisée (en particulier en Chine) annonce les guerres commerciales, prémisses de guerres tout court, ces guerres qui « ne donnent jamais à personne l’occasion de tuer les gens qu’il faudrait ». Les démagogues autoritaires et imprévisibles qui un peu partout sur la planète accèdent au pouvoir d’Etat pourraient activer des conflits dans lesquels le désir d’être ingouverné se confronterait à la menace d’anéantissements massifs. En France, la dernière ruse d’une vieille politique électorale en pleine décomposition est de retenir l’attention par les épisodes de sa décomposition même.

Qu’est-ce qui, au printemps dernier, poussait tant de gens de tous âges et de diverses catégories sociales à remonter le long des trottoirs ou à sortir des rangs encadrés par les syndicats pour se joindre à ce qui s’est rapidement auto-baptisé « cortège de tête » ? Qu’est-ce qui les incitait à rallier cette composante qui, d’un rendez-vous à l’autre, a grossi jusqu’à compter plusieurs milliers de personnes et constituer parfois une moitié de la manifestation ? C’était pourtant là qu’on qu’on risquait d’être gazé, tabassé, de perdre un œil par l’effet d’un tir de flashball ou de sombrer dans le coma à cause d’une grenade dite « de désencerclement ». Il faut bien qu’il se soit passé quelque chose pour que tant de monde se soit volontairement porté au-devant de tant de périls.

C’est à ce quelque chose qu’il faut revenir et qu’il importe de donner un contenu, si on veut échapper à l’enclume du système et au marteau de ceux qui prétendent le renverser pour mieux le renforcer. Contre le gouvernement du marteau et de l’enclume, la zone de non-droit, sans travail, et donc sans Etat et sans argent.


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